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samedi 21 décembre 2024

Tweeter ou ne pas tweeter : Twitter et l’éthique communautaire musulmane

Tweeter ou ne pas tweeter : Twitter et l'éthique communautaire musulmane Mizane.info

Quelle éthique doit dicter nos comportements sur Twitter ? Pour y répondre, Mizane.info publie la traduction d’une chronique d’Ismail Fajrie Alatas, professeur adjoint d’études moyen-orientales et islamiques et d’histoire à l’Université de New York, initialement publiée sur The Maydan.

« Dieu soit loué, je ne suis plus sur cette application jāhilī ( aplikasi jahiliah ) », a déclaré l’homme d’âge moyen assis à côté de moi lorsqu’il m’a aperçu en train de consulter Twitter quelques instants avant que notre avion ne décolle sur la piste. 

Pendant un instant, j’ai été stupéfait par sa façon particulière d’engager la conversation. Mais cette perplexité a immédiatement fait place à une curiosité piquée par sa description encore plus curieuse de Twitter. 

Anonymat et incivilité

L’homme qui s’est présenté comme Pak Wiryantoro, a consacré la quasi-totalité de notre vol de moins de deux heures de Jakarta à Palangkaraya (Central Kalimantan) à discuter des effets délétères de Twitter sur la société indonésienne.

Il m’a expliqué comment Twitter circonscrit notre exposition à différentes perspectives en nous permettant de ne suivre que les comptes dont les opinions nous conviennent ; comment ses outils algorithmiques structurent les tweets que nous voyons ; comment cela engendre des disputes et des brimades sans fin ; comment la distance physique associée à l’anonymat encourage les gens à renoncer à la civilité ; et comment l’intensité émotionnelle des guerres sur Twitter s’infiltre fréquemment hors de la sphère numérique, dressant les amis, les voisins et les membres de la famille les uns contre les autres. 

Les dérives du comportement

Présent sur Twitter depuis plus d’une décennie, Pak Wiryantoro est pleinement conscient que Twitter fourmille de bots qui diffusent toutes sortes de canulars ou de buzzers qui suscitent activement l’engagement sur des problèmes particuliers par le biais d’incitations, de dérisions et de provocations. 

Mais ce n’est pas ce qui l’inquiétait le plus. Plus préoccupant pour lui était l’effet que ces interactions en ligne ont eu sur lui-même. Twitter, a avoué Pak Wiryantoro, l’avait transformé en un tyran sardonique, non seulement en ligne mais aussi dans ses interactions quotidiennes. Il est devenu de plus en plus hâtif et inconsidéré, tempétueux et hyper réactif.

La tension entre valeurs et sociabilité

Pak Wiryantoro n’est peut-être pas un savant musulman ou un théoricien de l’éthique islamique. C’est un musulman pratiquant ordinaire sans formation formelle en sciences islamiques. Néanmoins, l’écouter lors de notre rencontre fortuite m’a fait réaliser à quel point il réfléchissait activement à l’éthique communautaire musulmane.

Son explication souligne les effets néfastes d’un type particulier d’interaction sociale sur la capacité de l’individu à cultiver la vertu personnelle tout en impliquant simultanément les échecs individuels de cette vertu dans l’effondrement de la socialité éthique. 

Dans ce qui suit, je veux réfléchir avec Pak Wiryantoro pour comprendre comment un musulman pratiquant ordinaire s’appuie sur des concepts éthiques islamiques pour concevoir la relation entre les valeurs personnelles et communautaires musulmanes et comment il gère la tension qui émerge entre ces valeurs et la sociabilité médiatisée par Twitter.

La jahilia virtuelle

Au cœur de l’aversion de Pak Wiryantoro pour Twitter se trouve le terme qu’il a évoqué au tout début de notre conversation : jahiliah. Le terme arabe jāhilīyya — qui apparaît quatre fois dans le Coran et dont est dérivé le mot indonésien jahiliah — a été utilisé de multiples façons : comme terme désignant un état d’ignorance, comme connotation temporelle faisant référence à l’Arabie préislamique, ou — au sens qutbien moderne — comme un concept pour désigner une forme de vie et de gouvernementalité fondée sur l’usurpation par les humains de la souveraineté divine.

Le dictionnaire officiel de la langue indonésienne, par exemple définit la jahiliah comme kebodohan (ignorance), bien que cette définition quelque peu restreinte ne rende pas suffisamment compte de la façon dont Pak Wiryantoro a utilisé ce terme. [3] 

Twitter, une application jahiliyenne ?

Au lieu de cela, il semblait utiliser la jahiliah pour décrire une forme de sociabilité qui divise et une manière d’être nourrie par elle, qui résonne avec la façon dont le terme est déployé dans le Coran et le ḥadīth pour résumer « l’esprit inflexible de rivalité », l’arrogance et toutes les pratiques grossières émanant d’un tempérament extrêmement passionné. [4] 

En ce sens, une sociabilité jahiliyenne est menaçante parce qu’elle est schismogène. Elle constitue et est constituée par l’arrogance, l’irascibilité et l’esprit de rivalité, générant un cycle continu de comportements hostiles qui mettent en péril les relations sociales.

Malgré plusieurs études récentes qui illustrent comment les médias sociaux offrent de nouvelles formes de sociabilité éthique islamique, Pak Wiryantoro considérait résolument Twitter comme une application jāhilīenne pour deux raisons. [5]

Mise au ban publique

La première concerne sa propriété formelle. Sa limitation à 140 caractères d’un seul tweet structure la façon dont nous nous exprimons. Une idée, nonobstant sa complexité ou sa polysémie, doit être présentée sous une forme synoptique et simplifiée pour être tweetée (et retweetée). 

Même un fil composé d’une série de tweets connectés ne doit pas être trop long pour gagner en diffusion. Cette forme synoptique – qu’il a décrite comme une « manière non naturelle de parler » – est ce qui rend un tweet susceptible de décontextualisation et d’itération incontrôlée, ce qui, à son tour, aggrave le risque de mauvaise interprétation. 

Pak Wiryantoro a également déploré que Twitter soit devenu l’une des plateformes les plus appréciées pour la critique et la mise au ban publique. 

La mécanique du conflit

Tout en reconnaissant les avantages de Twitter pour permettre aux gens ordinaires de critiquer publiquement les institutions gouvernementales ou les entreprises privées et de les tenir responsables, il s’est fortement opposé à un tel mode de critique lorsque la cible est un être humain. 

En tant que musulman javanais, on lui a toujours appris que la critique visant un individu spécifique devait être transmise en privé de la manière la plus indirecte et la plus élégante. 

Des critiques claires et visibles publiquement, a-t-il soutenu, conduisent souvent à l’humiliation en ligne ou à l’intimidation collective qui non seulement blessent ceux que nous critiquons, mais renforce leurs mécanismes défensifs, engendrant ainsi l’hostilité.

Le cercle vicieux des tendances

La deuxième raison de l’aversion de Pak Wiryantoro pour Twitter est liée à la temporalité de l’interaction sur Twitter. Pour Pak Wiryantoro, le rythme rapide des interactions sur Twitter nous rend plus hâtifs et plus imprudents. Les gens ont tendance à lire rapidement les tweets dans le cadre de ce qui est devenu un acte habituel de défilement et retweetent fréquemment ou réagissent à un tweet sans y réfléchir sérieusement. 

De plus, le désir d’un plus grand engagement incite les gens à publier des tweets tendancieux et provocateurs pour susciter des réactions immédiates. 

L’éthique du tabayyun

Pak Wiryantoro a rappelé comment les savants musulmans enseignent souvent aux gens leur obligation éthique d’accomplir le tabayyun,c’est-à-dire de vérifier et de demander des éclaircissements chaque fois qu’ils entendent quelque chose de troublant ou de controversé, de peur de porter de fausses accusations ou de propager des mensonges. 

Mais c’est précisément la temporalité rapide de l’interaction Twitter qui, pour lui, rend cet accomplissement de plus en plus difficile à réaliser. 

Chaque fois qu’il avait l’habitude de voir un engagement intense sur un tweet controversé, lui-même était amené à y participer de peur de manquer quelque chose. 

Sachant qu’un sujet très controversé sur Twitter dure rarement longtemps, il voulait s’assurer que son opinion serait bien là pour que les autres puissent la lire. 

Rétrospectivement, il a réalisé la nature répétitive de telles interactions, comme si l’acte même de débattre ou de contester – qui peut stimuler l’engagement et, s’il est bien fait, peut augmenter ses abonnés – était le but de Twitter. 

Alors que débattre et disputer devenaient un passe-temps favori, Pak Wiryantoro se sentait devenir de plus en plus combatif et hyperréactif.

Le Ḥilm comme vertu personnelle-communautaire

Ce qui ressort de la critique de Pak Wiryantoro est un ensemble de traits de caractère répréhensibles qui, selon lui, sont nourris par les interactions via Twitter. Cela comprend l’impétuosité, l’insouciance, l’irascibilité et la belligérance, qui constituent ensemble l’état de jahl (ou jahiliah comme le dit Pak Wiryantoro).

Cet état jahiliyyen alimente davantage l’interaction sociale sur le mode de la polarisation et de la division sociale. Ici, je veux suggérer que ce qui est sous-entendu mais non énoncé dans la critique de Pak Wiryantoro est un concept éthique qui résume les antonymes de tous les traits de caractère qu’il a qualifiés de jahiliah., à savoir le ḥilm . 

Comme  la notion de jahl, le ḥilm est un concept complexe, qui englobe plusieurs qualités vertueuses, notamment «l’indulgence, la patience, la clémence et l’absence de passion aveugle». [6] 

Trait de caractère distinctif d’une personne mûre et intelligente, le ḥilm implique « le fait d’être judicieux, la vivacité d’esprit et la prudence dans l’action ». [7] Son possesseur – celui qui est ḥalīm – est sagace et patient dans ses relations avec les autres, calme dans sa conduite, réfléchi et mesuré dans son action.

L’interaction sociale, champs du hilm

À bien des égards, la notion de ḥilm résonne avec la vertu de ṣabr (patience). Cependant, le domaine d’application du premier est limité aux interactions humaines tandis que le second inclut également l’abandon confiant face au décret divin. [8] 

En effet, l’interaction sociale humaine semble être le champ principal d’ application du ḥilm, ce qui en fait une vertu à la fois personnelle et communautaire. Le savant soufi Ḥaḍramī Jamāl al-Dīn Muḥammad b. ʿAbdallāh al-ʿAydarūs (décédé en 1031/1621 à Surat, Inde) va même jusqu’à identifier cette vertu comme fondamentale au cheminement spirituel soufi ( sulūk ). 

Son acquisition, écrit al-ʿAydarūs dans son livre Īḍāḥ asrārʿulūm al-muqarrabīn, est essentiel pour ceux qui suivent la voie soufie. Ainsi, avant d’aborder les subtilités de la voie soufie, al-ʿAydarūs a consacré les deux premiers chapitres de son traité à l’éthique de la parole et de l’écoute.

Le Ḥilm, soutient-il, est la marque de l’intelligence. Les personnes intelligentes ne parlent ni n’agissent avant d’avoir soigneusement réfléchi aux implications de leurs actions pour elles-mêmes et pour les autres, en s’assurant que leurs paroles et leurs actions ne nourrissent pas leur ego ( nafs ). [9] 

Les vertus du Hilm

Ceux qui possèdent la vertu du ḥilm sont silencieux, calmes, d’humeur égale et indulgents. Ils s’abstiennent de participer à des disputes et à des querelles inutiles. Al-ʿAydarūs identifie l’interaction humaine comme le terrain qui peut faciliter ou entraver la culture du ḥilm. Un moi capricieux, explique al-ʿAydarūs, a la capacité de remuer et de provoquer d’autres moi à proximité. [12] 

Une lecture rapide de cette œuvre semble suggérer l’impératif éthique de limiter sa sphère sociale à une petite communauté spécialisée, disons une communauté scolastique ou soufie, qui peut elle-même servir de source de soutien moral à ses membres. De ce point de vue, l’exposition sociale à la société au sens large ne peut que nuire à la culture du ḥilm.

Un raisonnement similaire semble éclairer la décision de Pak Wiryantoro de quitter Twitter. Loin d’être simplement une forme de passivité ou une réticence à agir, son retrait de Twitter est une tentative active et créative de cultiver un état d’être éthique.

Partir de Twitter pour mieux revenir ?

Une lecture plus attentive du Īḍāḥ révèle cependant une perspective plus nuancée. D’une part, al-ʿAydarūs soutient que la culture du ḥilm nécessite le soutien d’une petite communauté spécialisée. 

D’autre part, il soutient également que le ḥilm ne peut être actualisé que s’il est correctement testé et renforcé dans le contexte d’une société plus large. Al-ʿAydarūs cite un ḥadīth prophétique qui dit : « la connaissance [s’acquiert] par l’apprentissage et le ḥilm par le taḥallum » ( al- ʿ ilm bi-l-ta ʿ allum wa al-ḥ ilm bi-l-ta ḥ allum ). [13] 

Le Taḥallum désigne l’effort d’exercice du ḥilm , qui ne peut se produire que lorsque l’on se retrouve confronté à des comportements insensés, impétueux et belligérants. 

En ce sens, une forme jāhilī de sociabilité devient le lieu même du développement ultérieur et de la réalisation du ḥilm.

Se retirer d’une interaction sociale éthiquement délétère, que ce soit en ligne ou hors ligne, peut être une première étape importante. Mais le but est d’y revenir humblement, d’interagir et de répondre aux comportements jāhilī avec des mots de paix.

Ismail Fajrie Alatas est professeur adjoint d’études moyen-orientales et islamiques et d’histoire à l’Université de New York et rédacteur en chef adjoint du Journal of the Royal Asiatic Society . Il est l’auteur de Qu’est-ce que l’autorité religieuse ? Cultiver les communautés islamiques en Indonésie.

Notes :

[3] https://kbbi.web.id/jahiliah . Consulté le 30 août 2022.

[4] Toshihiko Izutsu, Ethico-Religious Concepts in the Qurʾān (Montréal : McGill-Queen’s University press, 2002 [1959]), 29.

[5] Sur les formes de socialité éthique islamique sur les réseaux sociaux, voir : Ismail Fajrie Alatas, « Mediating Authority : A Sufi Shaykh in Multiple Media », in Robert Rozehnal (éd.) Cyber ​​Muslims : Mapping Islamic Digital Media in the Internet Age ( Londres : Bloomsbury Academic, 2022), 51-66 ; Robert Rozehnal, Cyber ​​Sufis: Virtual Expressions of the American Muslim Experience (Londres: Oneworld Academic, 2019); Martin Slama, « Médias sociaux et pratiques islamiques : les façons indonésiennes d’être pieux numériquement », dans Edwin Jurriens et Ross Tapsell (eds.) Digital Indonesia : Connectivity and Divergence (Singapour : ISEAS, 2017), 146-62 ; Claire-Marie Hefner, «Moralité, autorité religieuse et numérique : écolières musulmanes indonésiennes en ligne », American Ethnologist 49, 3 (2022) : 359-373. Un récent numéro spécial de Cyber ​​Orient est consacré à l’exploration de l’ambivalence des musulmans d’Asie du Sud-Est à l’égard des médias sociaux. Voir Martin Slama et James Bourk Hoesterey, « Ambivalence, Discontent, and Divides in Southeast Asia’s Islamic Digital Realms », CyberOrient 15, 1 (2021).

[6] Izutsu, Concepts éthico-religieux , 28.

[7] Ida Zilio-Grandi, « Ḥilm ou ‘Judiciousness’: A Contribution to the Study of Islamic Ethics » , Studia Islamica 100 (2015), 84. Voir aussi Thomas Hefter, « Ḥilm », dans Encyclopaedia of Islam, THREE , édité par : Kate Fleet, Gudrun Krämer, Denis Matringe, John Nawas, Everett Rowson.

[8] Zilio-Grandi, « Ḥilm ou ‘judicieusement’ », 99.

[9] Jamāl al-Dīn Muhammad b. ʿAbdallāh al-ʿAydarūs, Īḍāḥ asrār ʿulūm al-muqarrabīn (Beyrouth : Dār al-Ḥāwī, 2004), 37-8.

[10] Idem, 170.

[11] Idem, 39.

[12] Idem, 38.

[13] Idem, 39.

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