Philosophe, écrivain et conférencier, Ousmane Timera a participé à l’action interreligieuse dénonçant la construction d’un oléoduc de Total en Ouganda. Mizane.info a voulu connaître ses motivations et les ressorts de sa vision en faveur d’un engagement de protection du vivant. Entretien.
Mizane.info : Pourquoi avoir accepté de participer à cette initiative de protection du vivant dirigée contre le projet d’oléoduc pétrolier Total en Ouganda ?
Ousmane Timera : J’étais déjà sensibilisé sur cette question environnementale au sujet des projets portés par Total dans d’autres pays comme le Yémen. En tant que croyant, il le faut le dire : on ne rentre pas au Paradis de manière égoïste, sans penser aux autres, sans penser à la protection du vivant. La paix écologique est à mes yeux un aspect essentiel qui peut nous faire entrer au Paradis. Se préoccuper de la création de Dieu, être un calife de Dieu sur la Terre, faire le bien, un bien utile à tous, c’est aussi faire en sorte que les politiques de développement soient en harmonie avec la protection écologique.
Or, la politique de développement en Europe et celle qui est promue dans le monde entier est issu de l’empire et de la colonisation. On s’approprie un territoire comme le sien propre en négligeant ses ressources et en déstructurant complètement les modes de vie. Il faut que nous changions notre manière d’exploiter nos ressources afin qu’elle soit plus respectueuse de l’environnement.
Existe-t-il un modèle économique et industriel alternatif au modèle actuel qui permette de donner un sens à votre action ? Autrement dit, par quoi remplacerait-on ce mode de vie mondialisé ?
Il faut repenser un autre modèle qui doit s’inspirer du fonctionnement du cosmos qui n’est pas un fonctionnement mortifère et destructif. Nous ne sommes pas dans la destruction créative d’un Schumpeter.
Il nous faut un modèle de protection de la vie. Pour le moment, on ne va pas dans ce sens-là, non pas parce qu’on ne peut pas le faire mais parce que les différents lobbys politiques et économiques refusent d’aller dans ce sens.
Il nous faut pourtant défendre un type de développement, même si le mot est problématique, qui inclue l’ensemble du vivant et du monde animal. Notre modèle actuel est construit sur la concurrence, la lutte et sur le fait que le bonheur se fait au détriment de l’autre, et qu’au nom de la rareté des ressources, il faut se les accaparer.
En tant que musulmans, nous défendons un autre point de vue. Il n’y a pas de rareté des ressources mais de la générosité divine octroyée dans les ressources. Dieu nous parle de cette graine plantée et fructifiée au multiple, ce qui renvoie pour l’Homme au don et à la générosité.
Cela nous inspire de fonder une économie non pas sur la dette mais sur le don. Les économistes, les philosophes et les penseurs peuvent penser un autre modèle sur cette base et être plus offensifs et imaginatifs dans leur réflexion.
Quelle portée donnez-vous à cette action en faveur du vivant ? Sa dimension symbolique vous semble-t-elle suffisante et de nature à convaincre les décideurs ?
La politique fonctionne aussi par les symboles. L’exercice de la politique dépasse le cadre de l’assemblée nationale ou de nos institutions politiques. Les décisions prises à l’Assemblée nationale l’ont été souvent sur la bases d’orientations définies et décidées par des économistes et des industriels.
Ajoutons que ces acteurs industriels et économiques sont très sensibles à leur réputation dans un environnement technologique où les réseaux sociaux sont influents. L’action citoyenne et politique ne commence pas au moment où on est élu. Elle commence en amont et c’est une action quotidienne.
Tout comme la religion, la politique ne doit pas être accaparée entre les mains d’une caste mais doit être l’activité libre de tous.
Nous devons faire en sorte que tous le monde puisse y participer. A partir du moment où la réputation d’une entreprise est engagée, ce genre d’action non violente peut porter ses fruits. La multiplication de ce type d’action qui poussent à réfléchir peut contraindre les décideurs à se mobiliser dans le bon sens.
Ne faut-il pas plutôt s’orienter vers un engagement politique institutionnel plus poussée pour appliquer les idées que vous défendez ?
Certaines personnes le soutiennent, personnellement ce n’est pas mon objectif à travers cette action menée aujourd’hui. Ceci étant dit, la communauté musulmane a quelque chose à apporter à notre pays en terme de vision du monde, d’amélioration de nos politiques publiques et de contribution positive sur l’action menée aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières.
Les musulmans, comme les hommes et les femmes de toutes obédiences, doivent se mobiliser de la sorte car la crise que nous vivons est d’abord une crise de sens et il n’y a pas réellement de proposition alternative. Les opposants à la mondialisation sont contre la décroissance, contre ceci ou cela.
Personnellement, je n’aime pas me mobiliser contre une chose mais pour quelque chose, à savoir un nouveau projet de civilisation qui sache associer l’unité de l’humanité et sa diversité. Un projet qui concilie les besoins de spiritualité avec ceux du corps et de la terre et qui ne succombe pas à la vision du modernisme qui oppose l’humain au divin. Il nous faut sortir de ce paradigme là car il n’y a aucune opposition.
La dignité de l’Homme s’inscrit et s’enracine dans la transcendance de Dieu.
C’est cette transcendance qui fonde notre vision de l’unité du genre humain car sans elle, l’homme ne serait qu’un animal plus évolué que d’autres mais dépourvu du sens de la sacralité. C’est précisément cette sacralité qui a été retiré de l’être humain et de la nature et qui fait qu’on exploite cette dernière.
Le fait que des personnalités religieuses s’engagent pour la protection du vivant donne-t-il à cette action une importance particulière, un supplément d’âme à votre engagement ?
Cela a une certaine importance pour les communautés religieuses. Intervenir publiquement au nom de valeurs spirituelles partagées par des traditions religieuses qui représentent plusieurs milliards de personnes dans le monde n’est pas quelque chose de négligeable. Maintenant, cet aspect n’a pas déterminé ma présence aujourd’hui. Je serais venu également si cette invitation émanait d’une association non religieuse.
Pour autant, les religions ont leur mot à dire sur la protection du vivant et les femmes et les hommes de foi doivent s’exprimer sur ce sujet qui engage le sort du monde. Si Dieu est universel, Il est le Dieu de tous. Ceux qui se disent que les problèmes des Ougandais et de ceux qui vivent au fin fond de l’Afrique ne les concernent pas, se trompent.
Nous sommes une seule et même famille humaine, et cela, seule une foi nous permet d’y adhérer. Ce n’est certainement pas le discours de la science qui nous y amène.
Sans cette foi et cette croyance, vous voyez des individus qui estiment qu’ils n’ont aucun compte à rendre sur leurs actions contre les Ougandais ou qu’ils doivent se barricader contre les étrangers qui viennent chez eux. C’est une mauvaise vision qui va à l’encontre de la religion alors même que certains parfois utilisent la religion pour appuyer ces bêtises.
Ni Jésus, ni Moïse ni aucun prophète n’ont justifié ces positions coloniales, racistes ou xénophobes qui abîment notre planète. Il faut donc que la religion s’empare de ces sujets là où d’autres voudraient utiliser la religion pour renforcer leurs préjugés.
Le sujet du réchauffement climatique et de l’anthropocène est souvent ressenti comme relevant de la fatalité inexorable, de ce qui va se produire quoi qu’on y fasse, ce qui n’est pas sans générer un sentiment d’angoisse et de pessimisme. Estimez-vous que l’action interreligieuse à laquelle vous avez participé est une manière de redonner espoir aux Hommes et de défendre la croyance en un avenir possible pour l’être humain ?
Oui. Dieu ne change pas l’état d’un peuple tant que ce dernier ne se change pas lui-même. Dieu n’agit que si nous agissons.
Nous avons une part de responsabilité. Raison pour laquelle je ne m’inscris pas dans l’écologisme et son discours catastrophiste. L’écologisme n’a pas de projet de dépassement, il est une réaction contre, non une action pour. Et pour y parvenir, il faut une foi et une vision du monde.
La plupart des idéologies existantes sont imprégnées de la fin du monde au sens d’une catastrophe fatal qui met fin à notre cycle. Ce faisant, elles nous déresponsabilisent de nos actions. Ce que nous vivons est le résultat de nos actes et ces actes peuvent, un moment, contribuer à changer l’ordre des choses.
Il faut avoir une certaine vision de Dieu qui nous permette d’échapper à ce fatalisme, une nouvelle théologie et une nouvelle anthropologie qui nous offrent une porte de sortie au-delà du déterminisme.
L’homme moderne est sorti du déterminisme divin du destin pour aller vers le déterminisme social et naturaliste. Cette vision mène soit à un fatalisme, soit à prescrire des actions mais dans un esprit culpabilisant. Nous avons besoin d’une vision plus audacieuse, une vision globale de l’homme qui postule que certes, il ne peut pas tout, mais qu’il peut beaucoup pour la protection du vivant.