Dans un texte à la fois analytique et synthétique, Fouad Bahri nous propose sur Mizane.info une relecture métaphysique et religieuse de l’Hégire pour mieux saisir la richesse et la portée de cet évènement.
L’Hégire est l’évènement qui marqua le départ forcé du Prophète et des premiers croyants de la Mecque vers Médine. Cet événement inaugural sera retenu plus tard par le parâtre, proche compagnon du Prophète et second calife, Umar, dans la détermination du calendrier islamique sur les conseils du compagnon Abou Moussa al Ash’ari. C’est dire l’importance qu’a revêtu l’Hégire pour les primo-musulmans, importance que le Coran lui-même élèvera à un statut de reconnaissance.
Mais cette importance, nous ne la saisissons plus, au point où à mesure que le temps passe, l’énergie spirituelle et idéelle de l’événement nous échappe. A vrai dire, nous ne comprenons plus l’Hégire et l’Hégire, pour nos contemporains, ne signifie plus rien, ou si peu de chose.
*Chaque année, l’Hégire repasse sous nos yeux indifférents, nous fait face et nous fait signe, en vain. Aussi, poursuit-elle, sans jamais ralentir, sa marche, son mouvement, sa révolution invisible, et pour la rattraper et la saisir, il nous faudra au préalable nous ressaisir et nous mettre nous-même en mouvement.
Les deux hégires de l’islam
Avant cela, un détour linguistique et sémantique s’impose. L’hégire (hijra) signifie l’émigration ou l’exil. Sa racine verbale indique l’idée forte de séparation avec quelqu’un ou quelque chose, le fait d’abandonner, de délaisser ou de quitter une chose et partant le fait de rompre ou de cesser une relation.
Par extension, il a donné les verbes émigrer, s’expatrier, fuir, s’éloigner, et même délirer ou perdre la raison, au sens où la maladie sépare l’homme de sa raison. L’hégire (hijra) connote un acte volontaire, un exil motivé par la liberté. Ce dernier sens, la tradition juridique de l’islam le retiendra jusqu’à ce jour, l’hégire devenant même obligatoire en cas de persécution religieuse.
Contrairement à ce que pensent la plupart des musulmans, l’hégire n’est pas un événement unique et singulier de l’histoire de l’islam. D’abord parce que cet Hégire-ci fut précédé d’un autre, en Abyssinie (Ethiopie). La férocité de la répression contre les plus faibles des croyants à la Mecque, esclaves ou déshérités ne jouissant de la protection politique d’aucun clan, avait mené le Prophète a envoyé une délégation conduite par son oncle Jafar là où un roi chrétien juste et clément les accueilleraient.
Mais au-delà de la vie du Prophète, l’hégire doit être entrevue dans les différentes facettes de sa réalité car l’hégire, sachons-le, est une étape fondatrice de l’humanité.
L’hégire adamique
La première hégire est adamique. Adam a quitté, avec son épouse, le Jardin originel qui l’a vu naître, quand cieux et terre étaient unis.
Cette sortie ou chute a provoqué une séparation ou différenciation fondamentale entre les deux ordres céleste et terrestre, ce qui a ouvert un chemin de réalisation pour l’Homme. C’est en quittant le Jardin d’Eden qu’Adam a véritablement accompli sa nature humaine qui peut être définie comme la capacité de se déterminer et d’édifier son être dans la douleur du choix rendu possible par le libre-arbitre.
L’apprentissage de sa responsabilité et des devoirs qu’elle exige justifiaient ce prix car c’est en Homme accompli qu’Adam reviendrait au Paradis ou ne reviendrait pas.
Cet en soi ou essence de l’hégire en fait une étape nomique (de nomos, loi) ou loi divine (sunatAllah) à portée anthropologique. Par nature et par extension, l’odyssée adamique est celle dont hérite l’humanité.
L’exil, étape initiatrice et initiatique
L’exil du Jardin primordial et son long cycle existentiel aura mené le Premier homme, au terme d’une vie d’épreuves et d’accomplissements, à devenir en acte ce qu’il n’était qu’en puissance, à forger son être par l’action et l’action par le savoir-être, dans une dialectique divine et vertueuse devant le pousser à se réaliser lui-même comme œuvre divine, en tant que chef (sayyed) responsable de lui-même et de sa propre œuvre, son chef-d’œuvre, dont il rendra témoignage.
C’est à cette condition qu’il revint victorieux dans sa demeure première que l’expérience de la faute, qui n’était que le premier pas réalisé vers l’apprentissage de sa responsabilité, l’avait conduit à quitter. Demeure première devenue désormais ultime demeure où il siègera légitimement en tant que vicaire accompli d’Allah. Tel est son destin.
Le départ du fils prodigue
Après l’hégire originelle, l’hégire comme loi divine prophétique est un autre aspect qui doit retenir notre attention. Là encore, l’hégire n’est pas une exception muhammadienne. Plusieurs prophètes et messagers de Dieu ont connu l’hégire. A commencer par le père du monothéisme, prototype et modèle des nations croyantes, Ibrahim (Abraham).
De Ur, en Chaldée, dans la Mésopotamie (Irak actuelle) où il fut appelé, au terme d’un cheminement personnel qui le conduisit à prendre conscience de l’unicité de Dieu, à servir le message du Vrai (Dieu) et détruire les idoles, Ibrahim a vu son propre père, accessoirement vizir du tyran Nemrod, se liguer contre lui avec le concours des milices nemrodiennes.
Le renforcement de cette alliance jahiliyenne dirigée contre lui et l’immense brasier établi pour le détruire ont finalement poussé Ibrahim à quitter sa terre natale, sous la protection du Très-Haut. Nul n’est prophète en son pays.
Sans cet exil, toujours forcé et imposé sur la ligne étroite séparant la vie de la mort, point de Kaaba, point de pérégrinations saintes vers Jérusalem. Le voyage interminable d’Ibrahim a fait de lui seul une Oumma universelle, l’archétype du pèlerin, l’imam des nations, le berger des fidèles.
L’héritage abrahamique
Deux filiations prophétiques (israélienne et ismaélienne) sont nées de cette rupture hégirienne abrahamique (on retiendra la proximité linguistique entre hijra – hégire – et le nom de la mère d’Ismaël, Hajar). De cette expérience sacrée ressort une autre loi divine : l’exil est toujours salutaire et fécond lorsqu’il est mené par la recherche du Visage de Dieu (waj’illah).
Autre terre, autre époque. Même histoire. Chassé et laissé pour mort par ses frères, Youssuf (Joseph) s’est retrouvé dans un puit sombre au cœur de la nuit. Emporté en tant qu’esclave en Egypte, c’est pourtant là, loin de la terre des siens, que son double statut de prophète, puis de ministre, fut reconnu par ceux-là même qui avaient conspiré contre lui.
Moussa (Moïse) dut quitter lui aussi le giron maternel pour échapper à la mort certaine que lui promettait Pharaon. Un premier exil qui en annonçait un autre, beaucoup plus tard, hors de l’Egypte, hors du tombeau de Pharaon, afin de bâtir, dans la Terre sainte de Palestine, une nouvelle nation de croyants.
Périple édifiant que la désobéissance persistante des fils d’Israël finira par rattraper, en provoquant leur errement quarante ans durant.
L’hégire comme loi divine et étape existentielle
Cette permanence de l’hégire, dans la vie des prophètes, doit nous interpeller. Elle constitue une étape méta-individuelle transitoire entre l’hégire personnelle de l’Homme (hégire adamique) et l’Hégire collectif de l’humanité en tant que conscience mondiale, dont la modalité d’avancée se constitue toujours par une phase de rupture, cette dernière étape caractérisant particulièrement notre siècle auquel les conditions matérielles et psychiques ont réellement permis l’émergence d’une prise de conscience mondiale.
A ce titre, l’hégire prophétique est paradigmatique au sens qu’elle nous offre un exemple édifiant et chargé de significations qu’il nous incombe de comprendre et de vivre. Le triptyque Ibrahim, Moussa, Muhammad en constitue, pour nous, le modèle privilégié.
Pour saisir ce modèle, il faudra préalablement comprendre un principe métaphysique fondateur de l’ontologie : dans le monde de la manifestation (‘alam ashahada), les possibles (mumkin) doivent se réaliser, puisque Tout doit être accompli sous le Ciel avant le retour final et la différenciation divine ultime que le Jugement opèrera.
Le négatif ou le mal, même dans sa dernière intensité, n’est jamais assez fort ni complet pour provoquer un désordre total car, in fine, le cadre ontologique est déterminé par l’Absolu qui est le Bien ou Dieu.
Le mal est donc nécessairement fini et sans postérité, et chemin faisant, sa victoire ne fait que doper l’avènement du bien et nourrir ainsi une dialectique inévitablement conduite par le devenir salvateur du mouvement. Les eaux figées (consensus) sont sales, quand l’eau pure se filtre dans le contact avec la dureté (l’épreuve) de la roche.
Croissance, mue et métamorphose
A ce stade, il est facile de comprendre que l’hégire correspond à la mue d’une époque, d’une atmosphère et d’un esprit qui doivent advenir et qui ne le peuvent qu’en trouvant asile loin du corps ancien (ou du corps des anciens).
L’hégire fonctionne donc comme l’actualisation vitale des potentialités portées par l’esprit islamique. Nous parlions de mue et l’exemple du serpent et du papillon pourrons nous aider à mieux comprendre le sens de ce processus.
La mue du serpent est un phénomène indispensable à sa croissance car la peau du serpent ne se regénérant pas, son organisme nécessite un renouvellement complet de sa peau pour que sa croissance soit menée à terme. Le serpent abandonne donc son ancienne peau et laisse la nouvelle s’établir et épouser les contours de son développement physiologique.
Le cas du papillon est un exemple de mue beaucoup plus intéressant et plus radical puisqu’elle aboutit à une métamorphose complète de sa structure. La chenille se hisse, difficilement et douloureusement, jusqu’à son lieu de sommeil avant l’éveil. Cette étape est déjà elle-même précédée de plusieurs mue de peau similaire à celle du serpent. Puis, au terme d’une dernière avancée, la chenille entre en chrysalide pour accomplir sa métamorphose qui la fera passer d’une vie terrestre à une vie céleste.
L’hégire du Prophète
Au terme de son exil, le Prophète est un autre homme. Ce départ s’est fait lui aussi dans la douleur car le Prophète aimait sa ville, la Mecque, et c’est dans la tristesse qu’il dû se résoudre à la quitter.
La rupture marquée par l’Hégire a produit un autre homme, préalable à une nouvelle vie pour la jeune Nation islamique qui vient d’atteindre l’âge de raison (13 ans, durée de l’apostolat du Prophète à la Mecque). Médine lui tend les bras, les Ansars le soutiendront, les Exilés mecquois (Muhajirouns) l’accompagneront dans cette fondation capitale pour le destin de l’ultime religion de Dieu.
L’Hégire, soulignons-le, n’est intervenue qu’au terme d’un processus qui a mené au rejet violent du message de l’islam par les notables mecquois et leur résolution d’assassiner le Prophète.
L’assassinat du Prophète était l’ultime ligne rouge qui ne pouvait être franchie pour le salut même de l’humanité, y compris celui des Mecquois qui se seraient trouvés aux portes du châtiment divin. L’autorisation divine fut donc donnée au Prophète de s’exiler, après qu’il fut dûment averti de ce qui se tramait contre lui.
Mais le Prophète n’attendit pas cette extrémité pour organiser son départ de la Mecque. Depuis quelques temps déjà, il s’était mis en quête d’une terre d’accueil plus clémente pour accueillir le Message. Il la chercha à Taïf, mais c’est à Médine qui la trouva après un accord politico-religieux tenu secret, survenu au terme du second serment de ‘Aqaba, à Mina.
L’islam est né de l’exil
En quittant la Mecque, le Prophète écrivait donc une nouvelle page de l’histoire plurimillénaire de l’islam.
Cet exil animé par une soif de liberté religieuse fut la ligne de démarcation entre l’ancien monde mecquois et le nouveau monde médinois. Les proches et les compagnons du Prophète ont tout abandonné – vies, biens, argent, demeures, propriétés, famille et attaches – pour que la fondation politico-religieuse d’une Cité islamique soit possible.
Ce sacrifice leur vaudra le statut coranique insigne de Muhajjiroun, exilés volontaires pour la cause de Dieu, qui a joui d’un privilège unique dans l’histoire de l’islam.
Au point où le Coran intime même au Prophète et à ses compagnons de ne plus maintenir d’alliance avec les musulmans qui n’ont pas choisi la voie de l’exil avec le Prophète, jusqu’à ce qu’ils émigrent volontairement – l’hégire en tant qu’acte d’engagement complet, institue une démarcation et constitue une preuve de foi intégrale, deux éléments que l’avènement de l’islam nécessitait. Tout en lui ordonnant de les aider s’ils invoquaient un soutien au nom de la foi.
La hijra (l’hégire) a surtout marqué, notons-le au passage, la première forme d’accès du Message à l’universel. C’est en dehors de la Mecque, terreau de naissance de l’islam, que l’Hégire ouvrit (fath) les portes du Message en provoquant l’installation des premières communautés musulmanes extra-mecquoises en Abyssinie et à Médine.
L’hégire, un agir collectif
Médine allait cependant succéder à la Mecque comme capitale charnelle, politique et spirituelle du Prophète, avant que la dernière Mecque, la Mecque de la reconquête pacifique, ne redevienne l’orientation universelle retrouvée de l’islam, orientation désormais purifiée de la souillure idolâtre ou de la souillure du faux.
A présent, derrière cette nouvelle Mecque, brillerait discrètement mais sereinement Médine, la ville du Prophète, la ville du flambeau illustre (al siraj al mounir, appellation coranique du Prophète, nda), ces deux villes constituant dorénavant les deux pôles ou les deux bouts symboliques de la corde d’Allah.
La conclusion de cette elliptique analyse de la notion d’hégire nous amène à ressaisir les différents moments fondateurs de l’hégire compris comme le topos (lieu) d’une rupture inaugurale, de cette rupture inaugurant un nouvel ordre sur un nouvel espace qu’il soit mental ou social, politique ou spirituel.
Le cordon ombilical est rompu et c’est à cette condition que la naissante liberté humaine, en tant que ce chemin existentiel conduisant vers la responsabilité, peut grandir et advenir comme réalité.
Dans cet itinéraire, tout mal est un bien dès lors qu’il conduit à une réforme interne de l’individu, à un savoir-être ou savoir-vivre qui est savoir en acte ou acte vivant (et aussi acte de vie). L’hégire, en tant qu’agir collectif, marque de ce point de vue une séparation nécessaire qui est toujours un dernier recours pour sauvegarder la sacralité du dépôt (ou des dépôts) et permettre qu’il soit transmis à ses ayants-droits, l’humanité, et dans une perspective plus large, la création et les mondes entiers.
L’odyssée de l’être
Notons pour conclure que l’hégire est cette illustre étape du devenir religieux qui se confond avec le devenir de l’Homme, étape essentielle dans le chemin de l’être en route vers sa propre reconquête ou son accomplissement qui ne peut être obtenu qu’en phase post-mortem puisque la mort, en définitive, n’est que l’ultime mue de la vie d’ici-bas (dunia) vers la vie dernière (akhira).
Notre choix de vie et nos actes détermineront si notre mue n’aura été que terrestre, à l’image du serpent qui ne peut se mouvoir qu’en rampant, ou céleste, tel un papillon attiré par les feux de la nuit et dont la vie, si frêle et si courte, est néanmoins toujours rachetée car elle a su se hisser en toute beauté vers un instant unique d’éternité.
Fouad Bahri
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