Suite de la réflexion de Philippe Moulinet sur la différence essentielle entre commencement et début historique. L’auteur explique, exemples à l’appui, le monde de différence qui existe entre les deux idées. Le commencement ne cesse jamais d’être quand le début ne survit pas à l’instant.
Sachons nous mettre à l’écoute des mots. Le langage en sait plus long que nous. Le mot « époque » vient du grec épochê qui veut dire « mettre entre parenthèse », marquer une pause, faire une halte. Il a trait à la retenue d’un suspens 1. C’est un point de suspension. C’est un moment de recueillement, non pas au sens d’un repli sur soi mais au contraire d’un regard qui porte au loin en rassemblant et cueillant ce qu’il perçoit pour lui donner une tenue, une consistance.
L’époque est un tel regard. On parle de la belle époque, d’une grande époque, d’une triste époque. L’époque est la ‘retenue éclaircissante’ qui donne son type, sa personnalité, son être, au monde. « L’époque de l’être appartient à l’être lui-même »2.
« Une fois pour toutes »
L’époque est le langage de l’être. Elle est ce qui donne le ton, ce qui ouvre la voie pour les différentes possibilités de l’existence. Le commencement fait à chaque fois époque. Le commencement est en ce sens apparenté au terme grec archê que l’on retrouve dans le mot « archétype » et dans les paroles du Christianisme « Au commencement Dieu créa » et « par Lui toutes choses ont été faites ».
Ces paroles ne veulent pas dire que si l’on pouvait remonter, que si on était capable de se transporter sur la ligne continue du temps, on pourrait « tomber sur » un moment x, datable, repérable, dans lequel nous pourrions assister à l’événement de la création du monde. Le 1er janvier à minuit, zéro minute, zéro seconde, le monde est venu au monde.
Nous pourrions remonter à ce temps là pour dresser, établir l’acte de naissance du monde. Il est né l’année zéro à zéro heures. Une seconde après il était là, frais, nouveau, varié, vert et souple, dispos. Chercher l’origine de la création dans le début du temps historique est une perte de temps. L’origine se trouve dans le commencement. « Au commencement » (agrê), ou plutôt « au sommet », signifie « dans le principe », de même que, dans les contes, « il était une fois » ne veut pas dire « une fois seulement », mais « une fois pour toutes ». 3
Au commencement…
Le mot grec archê n’a pas encore ici son acception ultérieure de principium et de « principe ». Archê est ce à partir de quoi quelque chose est issu. Si nous pensons l’archê simplement ainsi, ce terme désigne le début, là ou a lieu le début d’un déroulement, d’une consécution.
Il est alors dans la nature du début d’être justement délaissé au cours de la progression. Le début est là pour être aussitôt abandonné et négligé. Le début est toujours ce que l’on dépasse et outrepasse, ce qui est laissé en arrière dans l’empressement qui va de l’avant.
En pensant l’archê de cette façon, comme « début », nous renonçons d’emblée à sa teneur essentielle. L’archê est bien ce d’où quelque chose est issu ; mais ce dont quelque chose provient garde, dans le mouvement même de cette provenance, la détermination de la venue et donne sa tonalité à ce vers quoi le surgissement s’oriente.
L’archê est ce qui fraye la voie à la nature et au domaine du surgissement. Frayant la voie, l’archê prend ainsi les devants, et cependant elle demeure, en tant qu’inaugurale, en arrière et auprès d’elle-même. L’archê libère le surgissement de ce qui surgit, mais de telle sorte que ce qu’elle a délivré demeure dès lors détenu dans l’archê comme injonction. L’archê est l’issue qui enjoint 4.
L’exemple de l’écriture
On dira que ce distinguo est une opération de l’esprit, une subtilité de la pensée, sans ancrage dans la réalité. Bref, qu’il est logique mais non réel. Pourtant nous vivons dans le pli de cette distinction, sans la voir. Pour les discernements rien ne vaut un exemple.
Regardez, maintenant je suis en train d’écrire ce livre. J’en suis à faire voir la différence entre « début » et « commencement ». Bien sûr, d’autres pensées viendront ensuite. Elles vont venir, l’une après l’autre, se succéder par ordre d’inscription, comme de bons élèves.
Chacune a un début et une fin. Elle apparaît à un moment donné et se termine à un autre moment, à la fin d’une phrase, d’une page ou d’un chapitre. Chaque pensée peut être datée, fixée, repérée dans l’ordre chronologique comme ayant eu un point de départ et une ligne d’arrivée.
J’ai écrit ceci le 15 septembre 2008 à 7 heures du matin et cela le lendemain à 9 heures du soir. Elle est inscrite à la page numéro tant. Mais ma vision ne commence pas avec l’inscription.
La fin dans le commencement
Je vois ce que je veux dire « avant » de l’écrire, et ce que je vois je le garde à l’esprit bien « après » la date d’inscription. Le commencement visionnaire dépasse le début historique.
Cet exemple nous aide à comprendre que notre « moi esprit », notre image spirituelle, notre « idée » divine, ce qui dit « je » en nous, existe avant, dans un commencement qui ne date pas d’aujourd’hui, qui ne débute pas avec son inscription dans le devenir historique 5.
Ma vision ne commence pas avec le début de l’écriture et ne se termine pas avec elle. Et ma vision dépasse aussi infiniment ce que je dis seulement maintenant, à l’instant t. Je ne vois pas seulement l’unique pensée qui m’habite en ce moment.
Je vois l’œuvre, je vois déjà où je veux en venir. Mon projet philosophique se possède déjà en sa fin. Il faut même dire que c’est l’ampleur et la profondeur de cette vision spirituelle, le champ spéculatif à l’intérieur duquel que je me meus, qui donne tout son sens à la partie que j’écris maintenant.
La vision de Mozart
Mozart voit les choses ainsi : « Mon âme s’échauffe, du moins quand je ne suis pas dérangé ; l’idée grandit, je la développe, tout devient de plus en plus clair, et le morceau est presque achevé dans ma tête, même s’il est long, de sorte que je puis ensuite, d’un seul regard, le voir en esprit comme un beau tableau ou une jolie personne ; je veux dire qu’en imagination je n’entends nullement les parties les unes après les autres dans l’ordre où elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux ! Découverte et mise en œuvre, tout se passe en moi comme dans un songe très lucide. Mais le plus beau, c’est d’entendre ainsi tout à la fois » 6.
Entendre : l’entendement est un « voir en esprit ». ‘Entendre, c’est voir. « Voir » le tout « d’un seul regard » et « entendre ainsi tout à la fois » sont un seul et même acte. 7
(…)
L’être du présent c’est la présence. Le commencement tient à l’être, à notre présence. Le début et la fin appartiennent au monde de la succession, de la datation, de l’inscription.
L’amour d’une mère
Voici un autre exemple. Une mère entend son bébé pleurer. Il vient de se souiller. « Attends mon chéri, je vais te changer ». Ses gestes ont un début, un milieu et une fin. D’abord elle enlève la couche, puis elle lave l’enfant et le débarrasse de ses excréments, enfin elle lui met un change propre. Tous ces gestes se succèdent dans le temps et peuvent, à chaque fois, être mis en rapport avec une position de l’aiguille sur l’horloge : changement de couche tous les jours à 8 heures 30 du matin etc.
Mais ces gestes sont portés par un « commencement » qui existe bien « avant », qui se maintient « après » le début et la fin de ces actes. Ce commencement intemporel, dans lequel tout baigne, est l’amour de la mère pour son bébé. Cet amour n’est pas réductible à ces gestes là. Il les déborde infiniment. C’est lui qui domine, soutient, porte tous ces gestes. Même quand la mère n’est plus capable d’agir dans la durée chronologique, le commencement est toujours là.
Dans le profond sommeil par exemple elle ne peut pas s’occuper de son bébé. Dormir c’est se désintéresser. Et pourtant l’amour veille. Son corps est endormi mais son cœur veille. Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas entendre des coups de tonnerre, alors qu’un soupir de l’enfant la réveillera. Dormait-elle réellement pour son enfant ? Nous ne dormons pas pour ce qui continue à nous intéresser. 2
« Le commencement est véritablement prophétique »
Le commencement dépasse tous les « avant » et les « après » de la vie de veille. Il est toujours présent, même dans le sommeil. Et c’est par sa présence qu’il traverse tous les mouvements de la mère. L’amour ne voit pas la saleté. Certaines mères chantent une chanson en changeant leur enfant. Ma femme me disait l’autre jour qu’une mère qui a accouché reconnaît le cri de son enfant parmi d’autres, même s’il est dans une autre pièce.
Le commencement n’est pas un point germinatif, virtuel, c’est au contraire le plein accomplissement de celui qui voit, qui se sent responsable, qui doit répondre à sa vocation, à ce qui l’appelle. Le commencement est véritablement prophétique. Il va de l’avant pour prendre en charge ce qui demande à venir.
Philippe Moulinet
Notes :
1 – Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, p. 406.
2 – Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, p. 406.
3 – Coomaraswamy, Hindouisme et Bouddhisme, p. 19.
4 – Heidegger, Concepts fondamentaux, p. 140
5 – « Les idées contenues dans le Verbe sont nécessairement éternelles comme lui, tout ce qui est d’ordre principiel étant absolument permanent et immuable et n’admettant aucune sorte de succession ». (Guénon, Mélanges, p. 38)
6 – Heidegger, Le principe de raison pp. 158 et 159.
7 – Heidegger, Le principe de raison p. 159.
8 – Bergson, L’énergie spirituelle p. 103.