Penseur, artiste et maître spirituel à l’oeuvre particulièrement féconde, Frithjof Schuon introduit son livre « Logique et transcendance » par une saine critique du relativisme social et de sa thèse antimétaphysique. Un texte à lire sur Mizane.info.
Le relativisme réduit tout élément d’absoluité à la relativité, en faisant une exception parfaitement illogique avec cette réduction même. Il consiste en somme à déclarer qu’il est vrai qu’il n’y a pas de vérité, ou qu’il est absolument vrai qu’il n’y a que du relativement vrai ; autant dire qu’il n’y a pas de langage, ou écrire qu’il n’y a pas d’écriture.
Bref, toute idée se trouve réduite à une relativité soit psychologique, soit historique, soit sociale ; l’assertion s’annule du fait qu’elle se présente elle-même comme une relativité psychologique, historique, ou sociale, et ainsi de suite.
L’assertion s’annule, si elle est vraie, et en s’annulant logiquement, prouve qu’elle est fausse ; son absurdité initiale, c’est la prétention implicite d’être seule à sortir, comme par enchantement, d’une relativité déclarée seule possible.
L’axiome du relativisme est qu’« on ne peut jamais sortir du subjectif humain » ; dans ce cas, cette assertion n’a aucune valeur d’objectivité, elle tombe sous son propre verdict. Il est trop évident que l’homme peut parfaitement sortir du subjectif, sans quoi il ne serait pas l’homme ; et la preuve en est que nous pouvons concevoir et ce subjectif et son dépassement.
Pour l’homme totalement enfermé dans sa subjectivité, celle-ci ne serait même pas concevable ; l’animal vit sa subjectivité, mais ne la conçoit pas puisqu’il n’a pas comme l’homme le don de l’objectivité.
Le relativisme social ne demandera pas s’il est vrai que deux et deux font quatre, il demandera de quel milieu vient celui qui l’affirme ; toujours sans se rendre compte que, si le milieu détermine la pensée et prime la vérité, il le fait dans tous les cas, c’est-à-dire que tout milieu détermine la pensée et toute pensée est déterminée par un milieu.
Si l’on nous objectait que tel milieu particulier favorise la perception de la vérité, nous pourrions aisément retourner l’argument en nous référant à une autre hiérarchie des valeurs, ce qui prouve que le dit argument n’est qu’une pétition de principe, ou dans le meilleur des cas qu’un calcul de probabilité sans aucune portée concrète.
De même pour le relativisme historique : du moment que toute pensée humaine a forcément lieu à un moment donné – non quant au contenu mais quant au processus mental -, toute pensée n’aurait qu’une valeur relative, elle serait « désuète » et « dépassée » dès sa naissance ; ce ne serait donc plus la peine de penser, puisque l’homme ne peut sortir de la durée.
Au demeurant, l’objet ou l’enjeu du relativisme n’est pas toujours la vérité comme telle, il peut être n’importe quelle expression ou modalité de celle-ci, les valeurs morales et esthétiques notamment ; on peut réduire toute rectitude à un facteur contingent et plus ou moins insignifiant et ouvrir ainsi la porte à toutes les assimilations abusives, à toutes les dégradations et à toutes les impostures.
Le relativisme appliqué aux faits traditionnels est somme toute l’erreur de confondre des éléments statiques avec des éléments dynamiques : on parle d’« époques » ou de « styles » et on oublie que ce dont il s’agit est la manifestation de données objectives et stables, donc définitives à leur manière.
Dans la croissance d’un arbre, telle phase correspond de toute évidence à tel moment de la durée ; n’empêche que le tronc est le tronc, que les branches sont les branches et les fruits les fruits ; le tronc d’un pommier n’est pas qu’un moment par rapport à la pomme, celle-ci n’est pas qu’un autre moment par rapport au tronc ou à la branche.
L’époque dite « gothique » avait, de par sa nature, le droit de survivre, dans le secteur qui est le sien, jusqu’à la fin des temps, car les données ethniques qui la déterminèrent n’ont pas changé et ne peuvent changer, à moins que la Chrétienté latino-germanique ne devienne mongole ; la civilisation gothique, ou romano-gothique, n’a pas été dépassée par l’« évolution », elle n’a pas cessé d’être en se transmuant, elle a été assassiné par une force extra-chrétienne, le néopaganisme de la Renaissance.
Quoi qu’il en soit, l’un des traits marquants du XXe siècle est la confusion devenue habituelle entre l’évolution et la déchéance : il n’est aucune déchéance, aucun amoindrissement, aucune falsification, qu’on n’excuse à l’aide de l’argument relativiste d’« évolution », en le renforçant par des assimilations les plus abusives et les plus erronées.
C’est ainsi que le relativisme, savamment infusé dans l’opinion publique, d’une part ouvre la porte à toutes les corruptions, et d’autre part veille à ce qu’aucune saine réaction ne puisse freiner cette glissade vers le bas.
Alors que les erreurs tendant à nier l’intelligence objective et intrinsèque se détruisent elles-mêmes en postulant une thèse qui est démentie par l’existence même du postulat, le fait qu’il y a des erreurs ne prouve pas une faillibilité inévitable de l’intelligence ; car l’erreur ne dérive pas de l’intelligence comme telle, elle est au contraire un phénomène privatif qui fait dévier l’activité de l’intelligence en fonction d’un élément de passion ou de cécité, sans pouvoir infirmer la nature même de la faculté cognitive
Un exemple patent de la contradiction classique dont il s’agit ici, et qui caractérise largement toute la pensée moderne, nous est fourni par l’existentialisme, lequel postule une définition du monde qui est impossible si lui-même est possible, car de deux choses l’une : ou bien la connaissance objective, donc absolue en son genre, est possible, et alors elle prouve que l’existentialisme est faux ; ou bien l’existentialisme est vrai, mais alors sa promulgation est impossible, puisqu’il n’y a dans l’univers existentialiste aucune place pour une intellection objective et stable.
Frithjof Schuon, Logique et transcendance