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samedi 21 décembre 2024

Affaire Emna Charki : la réponse judiciaire est une marque de faiblesse

La blogueuse tunisienne Emna Charki qui se revendique comme athée a été condamnée par la justice de son pays à 6 mois de prison ferme pour avoir relayé sur Facebook un texte pastichant la rime coranique à propos des mesures de sécurité sanitaires du Covid-19. Une affaire qui relance la question de la liberté de conscience et d’expression dans les pays musulmans.

L’affaire Emna Charki en Tunisie n’est pas la première à mettre en scène un ou une activiste arabe ou musulman développant un rapport critique ou provocateur avec le Coran.

Le monde musulman regorge de ce genre d’affaires que les médias occidentaux aiment à épingler comme pour rappeler à quel point, selon la fameuse thèse culturaliste, les pays arabes ou musulmans sont peu respectueux des droits humains.

Ceci étant dit, ce réflexe politique ne doit pas évacuer la légitimité d’une interrogation qu’il n’est plus possible de taire et qui doit être traitée sérieusement par les penseurs et intellectuels musulmans. La question de la liberté de conscience et d’expression.

Nous verrons à quel point la réaction répressive des autorités judiciaires laïques ou religieuses du monde musulman traduit une faiblesse, une incapacité ou une impuissance à gérer politiquement ce type de phénomène et à l’intégrer ou à l’articuler paisiblement dans la perspective d’une conscience religieuse.

L’échec de la répression judiciaire

Dans le cas d’Emna Charki, nous n’avons pas affaire à une manifestation de provocation qui aurait eu lieu dans l’espace public tunisien mais dans l’espace virtuel des réseaux sociaux.

Certes, chaque acteur est responsable de ses propos tenus publiquement et les réseaux sociaux sont un espace d’expression public.

Mais sans aller plus loin sur le questionnement pour savoir si les réseaux sociaux sont un espace public au même titre et sous les mêmes conditions légales que la Polis (Cité, espace public classique, ndlr), il va de soi qu’on ne choisit pas de croiser ceux que l’on veut dans une rue.

Les règles des réseaux sociaux sont différentes. Quand bien même ces propos auraient été relayés dans la rue, ils ne justifieraient pas, de toute manière, une condamnation judiciaire.

La sanction, quelle qu’elle soit, est totalement disproportionnée.

D’autant qu’à la lecture de l’entretien que Libération avait publié avec la bloggeuse avant sa condamnation, il ressort clairement qu’il s’agit là d’une forme de révolte générationnelle et d’affirmation personnelle aux ressorts plus affectifs qu’idéologiques.

Maintenant, sur le plan de la réflexion contemporaine sur l’islam et à propos de la question de la gestion de la liberté de conscience, question qui nous intéresse dans ce texte, il apparaît très clairement que la solution répressive dans ce genre d’affaire est quoi qu’il en soit un échec à tout point de vue.

Primo, que les Torquemada de l’inquisition contemporaine fassent leur deuil, il est de facto impossible d’établir une police de la pensée à l’ère des réseaux sociaux.

On peut fermer un compte, il en repoussera aussitôt deux.

Secundo, et pour rester dans le cadre de cette perspective de condamnation morale des propos antireligieux, des publications au contenu nettement plus scandaleux, émanant d’universitaires ou de personnalités publiques, n’ont pas fait l’objet d’une quelconque condamnation.

Citons à ce sujet les mots de l’internaute Franco-tunisien Bader Lejmi qui réagissait sur Twitter à la condamnation d’Emna Charki :

Tercio, et c’est de loin le plus important, cette réponse n’est pas de jure la plus fidèle à une fondation religieuse.

Les partisans religieux du tout-répressif (globalement et non spécifiquement en Tunisie) considèrent qu’un propos blasphématoire ou provocateur à l’encontre de la religion doit être puni en soi mais aussi pour toutes ses conséquences pernicieuses s’il n’était pas condamné, telles que la diffusion d’une culture de l’insouciance religieuse, de l’irrespect voire de l’athéisme complet dans la société.

La relativité de l’argument d’autorité

Ce faisant, ces partisans commettent plusieurs erreurs. D’abord, il n’y a de blasphème que pour une conscience croyante.

Le blasphème implique la croyance tout comme l’athéisme implique le théisme contre lequel il se positionne.

Pour un athée, la sacralité religieuse n’est pas une réalité directe, elle ne peut au mieux qu’être la reconnaissance indirecte et médiate de ce qu’est le sacré pour les autres.

Il ne s’agit pas de défendre le droit au blasphème comme Charlie Hebdo s’en est fait la spécialité.

D’ailleurs, il est difficile de circonscrire précisément la délimitation de ce qu’on appelle un blasphème.

A l’insulte grossière ou subtile, et donc gratuite, qu’on condamnera légitimement et qui disqualifie son auteur, se trouve toute une palette de formulations critiques qui dès lors qu’elles remettent en cause la sacralité d’un dogme sont considérées comme blasphématoires pour ses fidèles.

A ce titre, il serait tout bonnement impossible de développer le moindre propos critique sur la religion.

Ensuite, l’argument d’autorité qui fonde cette condamnation n’est valable que pour les fidèles.

Dans toute divergence fondamentale, l’argument d’autorité de l’une ou l’autre position s’effondre.

Le débat a précisément pour fonction d’évaluer de manière critique la prétention à cette autorité, la force de ses arguments.

Les croyants quels qu’ils soient, et nous définissons le terme de croyance comme toute opinion métaphysique sur le monde, ce qui intègre les athées dans cette définition, ne peuvent plus invoquer cette autorité dans le cadre d’un débat contradictoire, a fortiori dans celui d’un procès et d’un jugement.

Ils peuvent légitimement demander à ce qu’on n’insulte pas leurs croyances car l’insulte ne peut être que l’expression de la malveillance, de la grossièreté et de l’inanité, mais ils ne peuvent exiger d’interdire toute autre manifestation critique à l’encontre de la religion, en particulier celle qui s’appuie sur un argumentaire, fusse-t-il réfutable.

Nous avons changé de monde, pour le meilleur et pour le pire. Les citoyens de toute confession et de toute croyance doivent bien le comprendre.

La théorie des trois ordres

La religiosité doit être exprimée par l’éducation, l’instruction, la discussion, le comportement éthique quotidien, l’exigence morale, spirituelle et intellectuelle personnelle et collective, l’action publique d’intérêt général et toute autre manifestation dérivées des principes théologiques qui sont en dernière instance des principes ontologiques vivants (La Vérité, le Beau, le Juste, la Sagesse sont des noms et des qualités divines).

Dieu lui-même a relayé dans son Livre les propos parfois sarcastiques des négateurs qui ont émaillé l’histoire universelle, ne serait-ce que pour les réfuter. Il ne les a pas censurés. Il n’a pas non plus enjoint aux musulmans de persécuter les Hommes pour leurs croyances. La liberté est donc une condition préliminaire d’accès à la vérité religieuse et plus globalement à toute forme de vérité. Elle est, de ce fait, une norme éthique et spirituelle indispensable du point de vue même de la perspective religieuse.

On nous rétorquera cela : pourquoi, si la liberté est une norme indispensable, est-elle refusée aux non croyants ou aux croyants d’autres religions, comme on le voit parfois dans les pays musulmans ?

Il y a plusieurs réponses qui l’expliquent sans le légitimer. Il est impératif de comprendre que chaque société produit, choisit ou embrasse un régime de valeur qu’elle consacre comme sa propre sacralité.

La France a sur ce sujet bon dos de tancer les pays musulmans pour leur non-respect de la liberté d’expression quand elle-même a produit une législation et une doctrine d’état anti-islamique au nom de la laïcité, érigée comme dogme républicain.

Nous désignons par doctrine d’état deux choses : les lois ou décrets adoptés ou non par le Législateur, interdisant l’accès à certains lieux publics (écoles, universités, piscine, plages, etc), aux femmes de confession musulmane en raison du port de leur foulard, mais aussi tous les lieux communs érigés et accumulés depuis 30 ans par le discours politique français sur l’incompatibilité de l’islam et de la France, de l’islam et de la laïcité, de l’islam et des droits de l’Homme, etc.

Les sociétés musulmanes n’échappent pas à cette logique structurelle d’ordre sociale et cognitive de conservation de l’identité.

La confusion permanente ou l’identification existante entre trois ordres corrélés mais distincts, à savoir le régime de vérité, le régime de liberté et l’ordre social, explique également cette réaction.

Une proposition peut être fausse et réfuter le régime de vérité mais respecter le régime de liberté et le cas échéant, être en phase ou non avec l’ordre social qui associe lui-même deux sous-ordres : l’ordre culturel et politique.

Les sociétés hiérarchisent différemment ces trois ordres. Les sociétés libérales ont fait de l’exigence de vérité une norme dérisoire et secondaire, archaïque voire parfois autoritaire et dangereuse.

Les sociétés semi-traditionnelles fondent le Logos social sur la seule norme d’autorité dogmatique.

Mais ces schémas sont à prendre avec des pincettes car l’imperméabilité n’est plus de mise.

Les sociétés libérales ont permis la résurgence d’affirmations et de choix de vie fondés sur une vérité religieuse.

Les sociétés semi-traditionnelles, confrontées à une vieille usure décadente de leurs institutions, assistent en leur sein à la revendication de droits à s’affranchir des normes sexuelles, morales ou religieuses traditionnelles.

Ce phénomène, s’il est encore limité, déstabilise ces sociétés qui dans leur fragilité sociale, politique et culturelle choisissent la répression comme système immunitaire.

Cette option, disions-nous, n’est pas de jure nécessairement conforme aux fondations islamiques car la vocation de toute religion est de relier l’Homme à Dieu.

Cette relation ne peut être fondée que sur la Vérité, l’Amour et toutes les vertus qu’ils fondent.

Réprimer l’expression des opinions hétérodoxes revient à leur conférer plus de force en rendant crédible la peur qu’elles inspireraient quand il serait si simple de les réfuter ou de les nuancer, ce qui implique de les connaître avant de les condamner.  En toute chose, la connaissance doit précéder le jugement.

D’ailleurs, ce type de polémique peut être l’occasion pour des acteurs aux vues diamétralement opposées de débattre, d’échanger et d’entrer en communication les uns avec les autres, ce qui est un gain pour la cohésion sociale.

La liberté, un fondement religieux

L’islam défend, dans plusieurs versets, cette liberté de la conscience consistant pour elle à faire, et donc aussi à ne pas faire, ce choix primordial de la détermination spirituelle.  « A vous votre religion, à moi la mienne », « Que celui qui veut croire, croit. Que celui qui veut mécroire, mécroit ». C’est cette liberté qui lui confère, aux yeux de Dieu, toute sa valeur mais aussi tout son péril, dès lors que ce choix sera ultimement évalué.

Ce postulat implique nécessairement d’accepter politiquement l’expression de la non croyance, dans les limites de la non-violence et dans le rejet de toute forme d’instrumentalisation de la critique religieuse à des fins de déstabilisation politique ou dans la poursuite d’autres desseins, comme l’Histoire en a fourni parfois des exemples. Cette restriction devant être exceptionnelle et ne pas à nouveau servir de prétexte à la censure.

Tout le monde est conservateur jusqu’à ce qu’il expérimente la censure. La liberté est souvent une expérience de la négativité qui nous en fait prendre conscience.

Il peut être utile de préciser que cette conception religieuse du libre-arbitre est fondée elle-même sur la notion cardinale de responsabilité.

La liberté n’est pas une fin en soi, elle est un droit, une aptitude salutaire à disposer de soi dans une fin théologique bien précise.

Elle implique tempérance, prudence, connaissance et le courage d’assumer ses choix, aujourd’hui devant les Hommes, demain devant Dieu.

Cette responsabilité, la liberté qu’elle fonde et l’apprentissage de son usage s’appuient à leur tour sur la considération indispensable de la miséricorde divine qui contrebalance, à chaque instant, les erreurs, les faux pas et les fautes de l’Homme.  Les Hommes ont aussi vocation à incarner cette miséricorde envers autrui et dans leur jugement ici-bas à partir du moment où ils la sollicitent pour eux-mêmes.

Si la mystique de la liberté a pu sacraliser la nature humaine dans une économie anthropologique de la soustraction et du transfert de la légitimité théologique vers l’Homme, le retour à une conception responsable et téléologique de la liberté dans les référentiels religieux pourrait être de nature à les rééquilibrer et, ce faisant, à les réconcilier.

Cette notion vicariale de la responsabilité doit nous imposer de penser et d’anticiper toute les conséquences de nos actions avant de les entreprendre.

Le nihilisme européen a libéré un boulevard au retour du religieux, pense-t-on dans certains cercles.

C’est oublier que ce retour pourrait, si l’on y prend garde, offrir une allée à une forme d’autoritarisme et, à travers lui, dégager à son tour plusieurs avenues à l’athéisme.

Fouad Bahri

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