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dimanche 22 décembre 2024

La marche du monde

Le monde est le reflet de ce que nous sommes, de ce que nous laissons advenir de nous en nous-mêmes. Dans sa dernière chronique, Melch sedech al-Mahi explore ces connections entre mental, âme, raison, esprit et unité suprême de l’Être à la lumière des feux de notre époque.

Du point de vue traditionnel auquel nous nous rapportons, toutes les fonctions de l’âme, déterminés par les centres de l’ego – émotion, mental, et instinct vital – sont reliés au corps mais aussi au monde de l’esprit et donc peuvent être illuminés.

Mais si ce lien avec ce qui dépasse l’individu n’est plus « conscient » ni même disons concevable, les centres en question seront en conflit pour s’approprier votre identité et gérer vos comportements, il est alors facile d’imaginer toutes les conséquences que cela peut avoir dans la mesure où ces centres possèdent chacun une perception subjective du réel au détriment de l’objectivité qui se trouve dans la région centrale et transcendante du « Soi »[1].

De ce point de vue si l’on peut s’exprimer ainsi, seul Dieu est neutre !

Le monde occidental après avoir perdu la conscience effective de ce qui dépasse l’individualité, ne conçoit simplement plus l’intuition intellectuelle.

Surtout à partir du XVIe siècle, il privilégie un centre mental sans lumière, cela se fait au détriment des autres centres d’activités de l’âme.

Il en a résulté cet étroit rationalisme sur le plan de la pensée fondé sur l’exclusivisme du socle logico-mathématique.

Cette rigidification du mental, nous le savons, a eu des conséquences incommensurables, c’est toute la perspective d’une civilisation qui s’est trouvée orientée par un ego en déséquilibre ; cette chute se transposera inévitablement dans l’organisation de l’activité humaine, si bien qu’il ne serait pas exagéré de dire que d’un point de vue traditionnel, la nation sur le plan politique et le matérialisme sur le plan scientifique – formes idéologiques ayant structurées notre paradigme civilisationnel depuis plusieurs siècles- sont le fruit d’une pathologie psycho-spirituelle.

En effet nos institutions faisant l’apologie de la nation comme vecteur de sens commun est une construction relative au rationalisme et au matérialisme ; ne pouvant désormais concevoir l’homme que comme une conscience rationnelle, l’institution qui l’encadre ne pouvait donc n’être qu’un « individu collectif » et c’est à partir de cette conception de ce que nous sommes, que l’institution – projection de la conception que nous avons de nous-même –  déterminera en retour l’échelle des valeurs diffusées dans la société.

Si le roi ou le calife était le représentant de l’autorité spirituelle, le chef de la nation fut en quelque sorte le représentant et le garant de l’autorité rationnelle.

Concevoir la laïcité comme l’expression de la neutralité et donc comme vecteur d’égalité entre les hommes, c’est croire légitime l’institutionnalisation du rationalisme, c’est mettre la fonction « mentale » de l’ego au-dessus de ce que l’on considère être dépendant des centres inférieurs, à savoir la religion que le mental sclérosé estime à tort devoir laisser au pôle émotionnel ; ce dernier servira au mieux à « endormir » le pôle instinctif au pire à le suggestionner puis engendrer sa propre révolte.

Notre modernité est donc fondée sur un déséquilibre dont l’origine est une perte de vue de ce qu’est l’homme dans la totalité de ses possibilités.

Ce déséquilibre a été depuis un certain temps dénoncé dans ses conséquences, avec plus ou moins de pertinence, il est cependant toujours étonnant de percevoir les contradictions de ceux qui tentent de prôner un rééquilibrage au niveau de l’individu – ce qu’essaye de faire notamment le développement personnel – sans concevoir un rééquilibrage correspondant au niveau cosmique et social.

Si l’on peut et même doit être plus ou moins indifférents aux diverses agitations des profanes, on ne peut par contre être un « spirituel » tout en ayant des points de vue tout à fait matérialistes concernant tous les sujets qui se rapportent à la vie humaine.

Pour comprendre et savoir où nous en sommes désormais, il importe de comprendre le lien entre les « régions de réalité auxquelles nous donnons forme nous-mêmes inconsciemment » et la marche du monde.

Si l’on reprend nos centres de l’ego comme grille d’analyse, on ne peut que percevoir la rupture postmoderne comme une remise en cause de la suprématie du centre mental au profit des deux autres centres dont les époques précédentes tendaient sinon à interdire l’expression, du moins à circonscrire le pouvoir et l’influence.

Il ne s’agit pas ici de prouver ou de détailler ce phénomène de rupture mais il suffit en somme de constater le déplacement des trois institutions de sens que furent le matérialisme, le rationalisme et le nationalisme pour percevoir les conséquences du déplacement d’autorité à l’intérieur de la sphère égotique et le mouvement du déséquilibre initial.

Grosso modo, le matérialisme est bouleversé par la découverte de la région quantique, le rationalisme par la découverte de la mainmise de la psychè sur nos comportements et les gouvernements nationaux par une gouvernance internationale où l’individu rationnel n’est plus qu’un paquet d’affects qu’il s’agit de contrôler par d’omniprésentes suggestions, orientées grâce à la « donnée » recueillis en temps réel.

Tous ces phénomènes nous parlent de notre climat psychique.

Si la raison instituait une autorité non plus transcendante mais du moins relativement stable et toujours verticale, car elle discriminait par son usage plus ou moins efficient, le règne du centre émotionnel sans influence spirituelle réduit les hommes au plus bas dénominateur commun avant peut-être de descendre tout-à-fait dans l’animalité la plus « sauvage ». L’uniformité en est la résultante, et le monde Walt Disney la vitrine.

C’est la volonté du retour de l’immanence qui s’observe à travers la postmodernité, partout c’est l’apologie du « tasbih » et la parodie de la doctrine de l’Unité, qui à l’inverse du sentimentalisme, implique évidemment un principe d’ordre supérieur aux trois centres égotiques.

L’autoritarisme du rationalisme est dénoncé et souvent à raison, des bancs de l’Assemblée à ceux de l’école, mais c’est la réponse à ce premier déséquilibre qui est problématique.

Il est un phénomène très loquace à ce propos, c’est l’affranchissement de la matière par l’omniprésence du réseau digital, il se comprend comme l’avènement de l’Eden numérique, ou celui de l’homme accompli et augmenté fondu dans la quantité pure de l’algorithme.

On a remplacé la parodie de la transcendance par une parodie de l’immanence ; jadis l’autoritarisme laïque avait supplanté l’autorité spirituelle, la libération du contemplatif est désormais « imitée » par la servitude volontaire de l’homo-numericus.

En vérité seul les maîtres peuvent réellement comprendre et réaliser ce paradoxal équilibre entre tasbih et tanzih ainsi que ce que cela implique quant à notre connaissance de nous-mêmes et du monde.

La lecture d’une doctrine solide peut nous éviter bien des contre-sens, mais elle ne suffit évidemment pas.

Nous craignons que la plupart des gens ne s’illusionnent eux-mêmes sur cette question, en suivant peut-être ainsi les idéologues de la Silicon Valley qui scrutent d’assez près, mais sans les qualifications requises la métaphysique orientale ou ce qu’ils pensent en comprendre.

« Garde toi de la comparaison lorsque que tu envisages la dualité ; et garde toi d’abstraire la Divinité lorsque tu envisages l’unité » nous prévient le sheikh muhyi-d- din Ibn arabi.

Il y aurait beaucoup à dire mais nous voulions ici mettre en évidence l’importance qu’il y a, afin de concevoir une dimension authentiquement spirituelle, à différencier en nous-même le règne de l’émotion d’avec ce vers quoi le cheminant doit tendre et qui va bien au-delà.

La conscience véritable du lien et de l’interdépendance entre les êtres ne peut être effective que par un dépassement de l’échelle individuelle.

Pour en revenir à la psychè en tant que telle, il faut un équilibre entre ces facultés de l’âme.

Une émotivité surutilisée et non-reliée à la partie supérieure de l’être peut-être très nocive.

De plus, il semble que l’on confonde la tyrannie du mental ou plus précisément de la raison qui est quelque chose d’encore plus particulier avec l’intelligence en soi, qui elle, participe nécessairement de l’Intelligence universel[2], source de l’intuition qui jaillit du centre de l’être, c’est à dire le cœur ; dans le Coran la compréhension des choses dépend du cœur, et cette compréhension va de la théologie à la métaphysique en passant par la cosmologie.

On fait donc une erreur si on considère ce cœur comme étant uniquement le siège des émotions[3].

Et c’est une erreur très courante qui conduit à une confusion tout à fait évidente eu égard à l’esprit du temps dont nous exposons ici les traits saillants.

Il faut certes éviter un mental en ébullition qui exacerbe l’ego et empêche la concentration, le ministre n’est pas le roi, mais de là à ce qu’on dénonce l’intelligence ou même la saine logique comme quelque chose en soi de négatif sous tous les rapports et dans tous les contextes, c’est un pas qu’on ne devrait pas franchir si l’on ne souhaite pas être totalement asservi par le centre instinctif, porte ouverte à toutes les barbaries, on passerait ainsi de Walt Disney à Walking Dead.

Il me semble que ces distinctions ne sont pas forcément et strictement nécessaires dans un monde traditionnel où l’âme humaine y est maintenu en équilibre par l’environnement et l’ambiance omniprésente, l’influx spirituel descendant sur la communauté y agissant en permanence ; mais c’est peut-être précisément là où il y a un déséquilibre tel qu’on peut l’observer aujourd’hui, entre les facultés de l’âme et une négation de son caractère intermédiaire – dont le résultat se donne à voir par une confusion toujours croissante – qu’il est peut être désormais judicieux de se servir davantage du mental à bon escient.

Il faut sans doute un mental illuminé plutôt que de feindre d’en être libéré en le condamnant purement et simplement.

Ce n’est peut-être pas un hasard si la doctrine théorique a été développé relativement tardivement par les maîtres spirituels, et nous savons que certains préconisent sa compréhension comme préparation au cheminement effectif (sulûk), car disent-ils la vertu du désir spirituel ne suffit plus.

Cela dépend sans doute de chaque individualité mais il y a semble-t-il une adéquation entre cette perspective et les conditions cycliques qui sont les nôtres.

Nous précisons cela de façon générale mais ce n’est pas à nous de donner des indications de méthodes, chacun devant se référer à une autorité spirituelle compétente.

Toujours est-il que l’atrophie que la mentalité occidentale a fait subir au mental à travers le rationalisme et qui doit toujours être récusé ne doit pas devenir une cause de rejet absolu de cette composante de l’âme humaine, en particulier pour celui qui n’a pas de guide spirituel pour concentrer son activité sur un point qui transcende son propre égo et surtout au profit de la seule émotivité, qui ne l’oublions pas fait partie également de l’ego et qui est beaucoup moins stable que le centre mental.

S’enfoncer dans la psyché sans soutient ni aucune influence spirituelle, que ce soit dans une activité anormale du mental ou du centre émotionnel est quelque chose de dangereux qui peut empêcher la progression vers autre chose que la seule condition individuelle, unique « direction » véritable de la réalisation et de la quête authentique, aucune étape ne doit être pris pour le but.

Henry Corbin entre autres avait souligné l’importance de « cette assise ou de cet encadrement métaphysique qui assure ontologiquement la fonction de ce monde médiateur, et qui préserve « l’imaginal » des dérèglements et des divagations de l’imaginaire, de l’hallucination et de la folie ».

Tant que nous nous identifions à notre égo, nous nous identifions à nos pensées, à nos émotions ou à notre corps, alors qu’en réalité nous possédons ces choses mais ne le sommes pas essentiellement, chacune de ses parties a des désirs, des  fixations et des compulsions, il faut trouver en nous le Principe d’unité qui transcende ces indentifications liées à notre condition individuelle, il faut donc  tendre vers une « supraconscience » en quête de notre identité spirituelle dont la réalité n’a rien d’un «  sentiment ».

Mais l’ego livré à lui-même ne le peut pas puisque c’est de lui qu’il faut s’affranchir, d’où l’utilité d’un maitre authentique qui, en nous rendant « vierge » ou « illettré »  nous transmet l’influx spirituel et « inaugure le processus d’engendrement qu’exige la seconde naissance »[4].

Que chacun trouve selon ses possibilités un enseignement authentique, nous voulions pour notre part simplement souligner l’importance de concevoir, ne serait-ce que mentalement, quelque chose qui soit supérieur à notre « nature ténébreuse », de ne pas prendre la partie pour le tout et préserver ce sens de la verticalité et de la hiérarchie.

Nous voulions rappeler, puisque le rappel est nécessaire, l’importance de ne pas tout réduire à la psychè humaine.

Ces identifications trompeuses corrompent notre réalité intérieure mais de facto également notre perception du monde[5] et donc notre action en son sein, de là provient tout  désordre.

Il est important de connaître la marche du monde pour se soumettre le plus parfaitement à la volonté Divine car tout est Sa parole, « tout est Sheikh » mais on ne peut la connaitre réellement que dans l’exacte mesure où l’on se connait soi-même.

Melchi Sédech Al Mahi

Notes :

[1] La littérature sur ce moyen de perception « supérieur » au mental est abondante dans toutes les traditions, Ghazali nous dit dans son Michkât Al-Anwar que « la prophétie désigne une « phase » où l’homme acquiert un œil doté d’une lumière spéciale, et c’est dans cette lumière qu’apparaissent le monde caché ainsi que des choses que la raison n’atteint pas ».

[2] Il s’agit ici de la Lumière mohammédienne (en-Nûr el-mohammedî) à partir de laquelle s’est « déployé » la manifestation comme le relate le célèbre hadith de Jâbir ibn Abd-Allâh « J’ai interrogé l’Envoyé d’Allâh ﷺ au sujet de la première chose qu’Allâh Très Haut avait créée ; il me répondit : « la première création d’Allah est la lumière de ton Prophète (awwala mâ khalaqa Allah nûr nabiyka) Ô Jâbir ! Puis Il a créé dans cette lumière tout bien, puis Il a créé après elle toute chose. ».

[3] « La véritable intuition ou vision spirituelle est aussi peu subjective que deux et deux font quatre » nous dit Titus Burckardt

[4]  Platon également estimait qu’ « Avant que l’on possède la vertu, il est meilleur pour un homme et non pas seulement pour un enfant, d’être commandé par ce qui vaut mieux que nous, au lieu de commander nous-même » l’élitisme ne concerne évidemment que les vertus spirituelles .

[5]  Ibn Arabi nous dit dans les Futuhat-ul-Makkiyah qu’on ne peut connaitre Dieu abstraction faite du monde. St Tomas d’Aquin souligne le rapport entre la connaissance de Dieu et celui du monde en disant « qu’il est absolument faux de croire que, par rapport à la vérité de la foi, ce qu’on pense de la création ne compte pas si l’on a une conception exacte de Dieu ; car une erreur sur la nature de la création (qui comprend éminemment l’Homme), se reflète toujours dans une fausse idée de Dieu » il ne s’agit pas ici de connaitre la matière et les corps, ou ni même les phénomènes sociaux,  comme le fait la science moderne ( bien que ce ne soit pas forcément exclu ) mais la nature essentielle des choses en rapport au Principe Suprême.

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