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vendredi 27 décembre 2024

Aux origines de la rhétorique arabe : les études coraniques

Le Coran a historiquement constitué le moteur et la source de la constitution des outils de la critique littéraire arabe et ce jusqu’à nos jours. Dans son dernier article publié sur Mizane.info, Mouhib Jaroui nous détaille les grandes lignes de cette évolution historique qui a pris comme point de départ la réflexion sur l’i’jaz (inimitabilité) coranique. 

1/ Les premiers jalons de la rhétorique arabe : la littérature de la Jahiliyya

Qu’est ce que l’éloquence arabe?

La Balâgha chez Ibn al-Muqaffa’, nous rapporte le critique littéraire Al-Jâhidh, réside aussi bien dans le silence que l’écoute ou dans l’allusion, l’argumentation, la réponse, de même elle peut se trouver dans la poésie comme dans la prose, et tout cela vise à transmettre une signification.

Il ajoute que « la balagha c’est la brièveté dans le discours », et l’auteur de Kalila wa Demna d’ajouter, le meilleur vers de poésie est celui dont on devine la fin dès l’écoute de son début.

Il convient d’attirer l’attention du lecteur sur cette question centrale de la balâgha arabe, à savoir la « brièveté ».

Elle est récurrente au point où nous nous sommes demandé parfois si elle ne résumait pas à elle seule toute la balâgha arabe !

Le titre de l’excellent ouvrage du Dr. Mokhtâr ’Atiyya est justement révélateur de la prépondérance de la brièveté : « al-îjâz fî kalâm al-’arab wa naçi al-i’jâz » (= « La brièveté du propos dans le discours arabe et dans le Coran», publié en 1995).

Manifestement, les arabes ont horreur du verbiage…

Cet article vise à montrer que les principaux instruments de la critique littéraire arabe ont été progressivement produits et mis en forme par les études coraniques à partir du 2ème siècle de l’hégire.

Cela ne signifie pas qu’avant cette date la critique littéraire était absente, en réalité la critique remonte à la période de la Jahiliyya, c’est-à-dire grosso-modo durant les 150 années qui précèdent le début de la révélation du Coran.

Des considérations portant sur la stylistique étaient en effet déjà échangées entre les grands poètes de l’époque.

La poésie avait un rang tellement noble dans ces sociétés que les poètes étaient désignés par des surnoms marquant leur supériorité, songeons à Muhalhil, Nâbigha, Al-Muraqqich, Al-Munakhil…autant de surnoms liés directement à leur fonction de poètes.

Les enfants qui avaient une prédilection pour la poésie étaient relativement bien traités par leur tribu.

Ce qui fait dire aux historiens de la littérature arabe qu’à cet époque il y avait une « conception générale du goût esthétique ».

Des espaces publics faisaient office de lieux de rencontre et de compétitions des poètes et des discoureurs, c’est le cas du célèbre marché ´Ukâdh près de la Mecque.

De même, des grandes figures comme Nâbigha Dubyânî (faisant partie des 10 poètes les plus célèbres de la Jahiliyya) pouvaient arbitrer en tant que juge entre plusieurs poètes, il a accordé à cet effet sa préférence au grand poète Al-A’châ (compris dans les 10 poètes les plus connus) et à la poétesse Al-Khansâ’ par rapport à Hassân Ibn Thâbit.

Ou encore le grand poète et sage Zuhayr Ibn Abi Sulmâ ( faisant partie des 7 poètes les plus commentés), il est connu pour ses poèmes dont l’élaboration pouvait prendre jusqu’à une année entière (al-hawliyyât), mais aussi pour son « école » et ses disciples.

Donc pendant l’époque de la Jâhiliyya, des jugements littéraires étaient courants, mais sans règles précises ni référentiels établis.1

De même, la critique littéraire était relativement présente du vivant du Prophète (ç) qui, écoutant deux hommes discourir, s’exclama « certains discours sont d’une éloquence tenant de la sorcellerie ».

Y compris à l’époque Omayyade, notamment avec les joutes verbales et lyriques des trois grands poètes Al-Farazdaq, Jarîr (ont évolué tous les deux au marché de al-Mirbad à Basoura) et Al-Akhtal qui tantôt se critiquaient mutuellement sur le plan littéraire notamment, tantôt concentraient autour d’eux des partisans dont les goûts respectifs se confrontaient mutuellement2.

Mais, comme nous allons le montrer, ce n’est qu’avec les réflexions sur le caractère inimitable du Coran (al-i’jâz) que les outils de la critique littéraire connaîtront un développement extraordinaire, produisant des théories et concepts particulièrement féconds et qui portent encore leurs fruits aujourd’hui.

Les historiens de la critique arabe le confirment : « Durant le 3ème siècle de l’hégire, certaines études coraniques ont inventé des concepts relatifs à l’éloquence qui n’étaient pas en vigueur dans la critique de la poésie jusqu’à lors (…), c’est ainsi que la référence au Coran est devenue l’une des références littéraires dans la critique et la balâgha »3.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater qu’aujourd’hui encore dans les manuels scolaires de littérature, dans les pays arabes et musulmans, nombreux sont les exemples, exercices et illustrations qui portent sur les versets du Coran…dans les écoles publiques et non confessionnelles.

En quoi le Coran a-t-il contribué au développement des outils de l’éloquence et de la critique littéraire arabes ?

Les sections qui suivent ne visent absolument pas à rendre compte des différents avis des linguistes sur les facteurs explicatifs de l’i’jâz du Coran, mais plutôt à montrer l’influence décisive de cette question de l’i’jâz sur la rhétorique et la critique littéraire arabes de façon générale.

Le lecteur ne doit donc pas chercher les raisons explicatives de l’i’jâz dans notre texte.

2/ Le rôle des Mutakallimines dans le développement de la Balâgha arabe

Tout d’abord, on ne peut faire l’économie du rôle des débats entre les Mutakallimîn dans le développement de l’éloquence arabe, ce faisant dès la fin du premier siècle autour de questions théologiques comme le libre arbitre et le déterminisme4.

L’intérêt était porté aussi bien sur le contenu que la forme et les techniques de persuasion des interlocuteurs.

C’est ainsi que des réflexions extrêmement précises sur la façon de s’exprimer nourrissaient le débat pour gagner en clarté, fluidité et éloquence.

Par exemple Al-Jahidh (m. 255h) nous rapporte dans son ouvrage majeur de linguistique, « Al-bayân wa tabyîne », comment Waçil Ibn ’Atâ s’est évertué à supprimer la lettre « Râ » de tous ses discours, car éprouvait des difficultés à l’exprimer à l’oral.

Arrumânî (m. 386h), ce mutakallim et linguiste Mu’utazilite a publié des épîtres, dont « Annukat fî I’jâze al-qurân », pour montrer le caractère inimitable du Coran à l’aide d’arguments linguistiques pour l’essentiel.

La balâgha se subdivise chez lui en dix catégories ou figures de style, comme la brièveté et les différents types de métaphore (métonymie, ressemblance, etc.) ou l’hyperbole, etc.

Pour lui la balâgha se décline sur trois niveaux superposés : supérieure, intermédiaire et inférieure, et la balâgha du Coran se situe dans le pallier supérieur, les deux autres sont réservés aux communs des mortels.

Les Mu’tazilites n’étaient pas les seuls à traiter de cette question, leurs adversaires les plus féroces comme Ibn Qutayba (m. 276h) ont traité de cette question de l’éloquence dans le but de repousser les équivoques lancées par les athées contre le Coran.

Dans son livre « Ta’wîl Mochkal al-Qurân », il est notamment question des différentes techniques de métaphore, ou la communication avec un individu en utilisant le pluriel et le dual, dans le but de défendre le style du Coran.

Il en est de même pour le théologien ach’arite du Kalam, Al-Bâqilânî (m. 403h) qui prétend compléter les lacunes de son prédécesseur mu’tazilite al-Jâhidh.

Dès le début de son ouvrage « I’jâze al-qurâne », il précise qu’il va s’atteler à réfuter les attaques des athées contre le style du Coran, puis réfute la thèse du Mu’tazilite Annathâm selon qui le Coran peut être imité par les hommes, son style n’est pas impossible à reproduire, simplement Dieu les en a détournés (c’est la thèse de la Sirfa attribuée à Nathâm).

Il négligera le rôle du badî’ dans le i’jâze du Coran. Qâdhî Abdeljabbâr (m.415h) traite dans son « I’jâze al-Qurân » de ce qui caractérise l’éloquence d’un terme.

Un terme est éloquent en relation avec d’autres termes.

Il peut être éloquent dans un endroit, et ne pas l’être dans un autre contexte linguistique.

Quant au Coran, il est toujours éloquent car le terme est toujours placé à juste place.

Ainsi, la question du i’jâz va déterminer peu à peu la rhétorique arabe à travers notamment les débats entre les Mutakillimînes.

3/ Ce que la rhétorique arabe contemporaine doit au Coran

C’est ainsi que « la réflexion sur le caractère inimitable du Coran a conduit les savants à étudier sa terminologie, sa spécificité et son style.

Ces études ont été à l’origine des mouvements critique, linguistique et rhétorique.

Ensuite ces règles extraites des études coraniques ont été transférées dans le domaine des textes littéraires, servant de modèle pour l’homme de lettre ».5

Que ce soit le Mutakallim ou l’homme de lettre, ils trouvent que la question de la balâgha est centrale dans l’étude du Coran, autant que celui-ci est incontournable pour l’étude de l’éloquence.

Sans prétendre à l’exhaustivité, citons simplement quelques figures historiques de la balâgha arabe dans cette section.

Il en est ainsi pour Abou Hilâl Al-’Askarî (m. 395h) selon qui la balâgha est indispensable pour comprendre le caractère inimitable du Coran, dit-il au début de son ouvrage « Kitâb Assinâ’atayn » (=Le livre des deux arts, à savoir l’écriture et la poésie).

Il est l’un des rares de son époque (après Ibn Al-Mu’taz) a accorder de l’importance à cette branche de la balâgha que l’on appelle al-badî’ (outils d’embellissement du discours).

Abou ’Ubayda (m. 207 de l’hégire)  a écrit son ouvrage « Majâz al-Qurân » pour répondre à ceux qui prétendaient que le Coran adopte un style différent de ce qui est communément admis par les arabes.

Par exemple, l’un d’eux reproche au verset suivant, « Ses fruits sont comme des têtes de diables » (Assâfât, 65), de comparer un arbre à quelque chose que les arabes n’ont jamais vu (diables), et Abou ‘Ubayda de lui répondre par un vers de Imru‘ Al-Qays, le poète le plus célèbre de la Jahiliyya, où il compare son épée à un monstre (« Ghûl ») qu’aucun arabe n’avait pourtant jamais vu, démontrant par là que le Coran utilise un langage et un style parfaitement accessibles aux arabes.

Il est intéressant de remarquer que la poésie Jahiliyya est systématiquement mobilisée pour traiter la question du i’jâz, car la période anté-islamique utilisait abondamment les figures de style, comme la métaphore, la métonymie, l’allégorie, personnification, l’allitération…et autres figures liées à l’embellissement de leurs poèmes et discours publics.

Mais une question essentielle demeure : « Si le Coran est en langue arabe avec un style familier aux arabes et leur façon de communiquer, où réside alors son caractère inimitable ? »6.

C’est cette question qui a préoccupé les linguistes et les théologiens. Al-Farrâ’ a publié « Ma’ânî al-qurân » en 204 de l’hégire.

Son ouvrage traite par exemple de « l’omission » (al-hathf) de certains termes à des fins stylistiques et rhétoriques, l’omission est un outil important pour réaliser la brièveté chère à la langue arabe.

Certains linguistes comme Arrumânî (m. 386h) trouvent que l’omission favorise l’imagination chère à la littérature de façon générale.

De même, il traite de « l’ajout » (azziyâda) de termes, sans lesquels la phrase garderait son sens, mais ajoutés à des fins stylistiques comme pour « confirmer » le sens.

Ibn al-Mu’taz (m. 296) est considéré comme le fondateur du badî’, une branche à part entière de la balâgha dans son livre « Kitâb al-badî’ », qui s’occupe des règles linguistiques liées à « l’embellissement ».

Il précise que l’objectif de son ouvrage est de « montrer aux gens que les contemporains n’ont pas inventé le badî’ » et il compte bien le montrer à travers le Coran, le hadith, les compagnons, les bédouins et la poésie de la Jahiliyya.

4/ Les débuts de la théorisation : la question du Lafdh, du Ma’nâ et du Nazm

Ces études linguistiques vont davantage approfondir la réflexion sur la question de l’incapacité de reproduire le style du Coran, donnant lieu à des débats plus théoriques et particulièrement féconds.

La première théorie en la matière est la distinction entre al-lafdh et al-ma’nâ.

Le premier qui a formulé directement cette distinction est Al-Jâhidh, pour qui le lafdh est le style, la formulation et l’assemblage des termes entre eux, et non pas le terme pris dans son individualité.

Al-Jâhidh accorde sa préférence au lafdh par rapport au sens désigné par le lafdh pour déterminer l’éloquence, car selon lui « les significations ou les sens dégagés sont accessibles à tous, aussi bien au non arabe qu’à l’arabe, au citadin comme au bédouin ; mais la véritable question réside dans l’harmonie et le choix des alfâdh et la fluidité de l’expression… », dit-il dans son ouvrage « Al-Hayawâne ».

Cela ne veut pas dire que l’idée véhiculée par les termes n’a pas d’importance à ses yeux, mais accorde bien plus d’importance au style et la forme qu’au contenu en termes d’idées et de significations, pour caractériser l’éloquence.

Ceci étant précisé, on peut s’étonner à l’instar de Chawqî Deif qu’un mu’tazilite comme Al-Jâhidh puisse accorder plus d’importance au style qu’au sens du discours : « Nous attendions de lui qu’il accorde l’importance au sens avant de l’accorder au style, ou au moins leur accorder la même attention, mais en réalité la question n’était pas littéraire, au fond c’était une affaire d’école théologique »7.

En effet, si le i’jâz pouvait s’expliquer par le sens, celui-ci existe bien dans la Bible, et même Ibn Al-Muqaffa’ était capable de proposer des écrits plein de sagesse.

C’est pourquoi les théologiens ont vu que la question du sens ne pouvait pas expliquer le i’jâz, du moins manquait de précision.

Cette question est loin d’être subsidiaire dans la pensée linguistique arabe !

C’est ainsi que pour Ibn Qutayba, l’adversaire de Jâhidh, dans l’introduction de son ouvrage « Al-chi’r wa cho’arâ », la balâgha ne peut se réduire au style, elle peut se trouver aussi bien dans l’un comme dans l’autre, ou les deux à la fois.

Le débat sera poursuivi par Qudâma dans son « Naqd al-chi’r », Abou Hilâl dans son « Kitâb Assinâ’atayn », ou Ibn Rachîq (m. 456h) l’auteur de « Al-’Umda » écrit que « le style est le corps, et le sens est son esprit, de même que nous ne pouvons séparer le corps de l’esprit, alors le style et le sens sont inséparables ».

Cette distinction générera par ailleurs des débats non moins théoriques et parfois virulents sur la question du vol de la propriété intellectuelle en poésie (assariqa), une question récurrente dans les écrits de la balâgha.

Dans quelle mesure peut-on parler de vol lorsqu’un vers ou son sens sont empruntés et insérés dans d’autres écrits ?

Eh bien, c’est en réalité la question du sens et du style qui se dissimule et est mobilisée derrière cette affaire de sariqa.

Des ouvrages et épîtres entiers ont été consacrés à cette question épineuse qui a épuisé les linguistes.

Faites-en l’expérience, prenez n’importe quel ouvrage d’histoire de la critique arabe, il est quasiment impossible que la question de la sariqa n’y soit pas abordée.

Enfin, notons que certains spécialistes se sont demandés si cette distinction n’avait pas conduit la littérature arabe à se focaliser de façon excessive sur le style au détriment de la pensée : « Ainsi, les lettrés, précisément après le 4ème siècle de l’hégire, s’occupaient davantage de leurs styles et très peu de leurs idées »8.

Selon les historiens de la critique littéraire arabe, c’est avec ’Abdelqâhir Al-Jurjânî (m. 471h) que la balâgha atteindra son apogée dans ses deux ouvrages « Asrâr Al-balâgha » et surtout « Dalâil al-’ijâz ».

Même si la science des Ma’ânî était déjà présente depuis au moins Sibawayh et Al-Jâhidh (n’oublions pas que Al-Jahidh avait publié « Nazm al-qurân » un ouvrage qui ne nous est pas parvenu), ainsi que dans la poésie depuis la jâhiliyya, on considère néanmoins que le fondateur de cette discipline désormais systématisée est le ach’arite et chafi’ite Al-Jurjânî dans son ouvrage « Dalâil al-i’jâz », de même qu’il a théorisé Al-Bayân dans son « Asrâr al-balâgha ».

En partant de la question de l’i’jâz, il a fini par proposer sa théorie du « Nazm » assimilée chez lui au style (al-uslûb) et à la configuration relationnelle des termes appréciables par « le goût » littéraire, un goût que l’on peut acquérir par une longue socialisation linguistique, à commencer par la poésie jahiliyya, dans les profondeurs de la culture arabe.

L’éloquence ne se détermine ni par le terme ni par le sens, mais par le Nazm, par exemple par l’agencement des termes dont l’emplacement peut générer des significations supplémentaires (al-ma’nâ al-idâfî).

C’est le cas lorsque le verbe, le sujet ou le complément d’objet direct occupent des emplacements particuliers de sorte qu’ils génèrent un sens qui n’est pas contenu dans le terme mais dans l’agencement et le contexte linguistique.

Bien que le i’jâz soit à l’origine de ses deux ouvrages9, son système d’argumentation est purement littéraire.

C’est pourquoi le Nazm est une théorie dont « la thèse sera adoptée par les lettrés et les artistes de notre époque moderne »10.

Les deux ouvrages d’Al-Jurjânî auront une influence considérable sur les publications après lui.

La meilleure influence était celle qu’il a exercée sur le théologien et linguiste Mu’tazilite Azzamarcharî (m. 538) dans son exégèse « Al-Kichâf », un commentaire du Coran qui repose pour l’essentiel sur la balâgha d’Al-Jurjânî, une exégèse qui inspire aujourd’hui toutes les écoles théologiques confondues.

Enfin, si les trois dimensions de la balâgha étaient dispersées dans les ouvrages des linguistes et théologiens dès le 2ème siècle de l’hégire, ce n’est qu’après Al-Jurjanî que la balâgha sera traitée et systématisée avec trois chapitres distincts, à savoir al-ma’ânî, al-bayân et al-badî’.

5/ Actualité de la question et enjeux contemporains

Certains lecteurs pourraient penser que cette question est désormais dépassée ou dissoute dans la critique littéraire arabe contemporaine, et qu’elle ne s’enseigne qu’aux adolescents au collège et surtout au lycée sous sa triple dimension technique Al-Ma’ânî, Al-Bayân et Al-Badî’, c’est-à-dire comme un ensemble de figures de style.

Rien n’est moins sûr, car le débat intellectuel continue.

Déjà, le célèbre écrivain Al-Manfaloutî (m. 1924) disait ceci en guise d’introduction à ses « Natharât » : « D’aucuns parmi les écrivains et poètes me demandent comment j’écris, comme s’ils voulaient connaître ma voie pour l’emprunter eux aussi, il vaut mieux pour eux qu’ils ne m’imitent pas (…) je n’ai écrit avec un tel style (…) que parce que je m’étais affranchis de l’imitation (…) simplement, je suis un homme qui aime le beau et suis épris de lui chaque fois que je le voie en l’homme, ou dans une pleine lune, ou un coucher du soleil… »11.

A nos yeux, on a là une réflexion intéressante sur la difficulté ou l’impossibilité de codifier le style, ou dit autrement, le beau.

Ensuite, dans la préface de l’ouvrage de Hussein Al-Marsafî, « Al-Wasîla al-adabiyya », qui contient notamment la balâgha sous ses trois dimensions, Mostafa Sâdiq Arrâfi’ (m. 1937) nous raconte comment ce livre fut déterminant dans la formation littéraire du célèbre poète – « le prince des poètes » – Ahmed Chawqî, et donc par extension de la formation de « l’école littéraire de la revivification ».

La théorie du Nazm sera ensuite reprise y compris par « l’école du Diwân » sous le patronage de Abbass Al-Aqqâd (m. 1964).

Enfin, pour faire vite, les revues de critique littéraire arabe consacrent encore aujourd’hui de nombreux numéros à la balâgha.

C’est notamment le cas de la revue « Fusûl, revue de critique littéraire », fondée en 1980 par le poète Salâh Abdessabour, qui a consacré en 2018 son numéro 104 – été-automne aux « horizons de la balâgha arabe ».

Par exemple, dans cette revue, le professeur égyptien de Balâgha et de critique, Eid Balba’, évoque longuement « la difficulté de scientificiser le goût », car selon lui le « phénomène de balâgha repose sur le gustatif qui ne peut être scientificisé ou codifié dans des règles précises», et tranche en disant qu’il « est impossible de la codifier.

La balâgha est devenue stérile après sa scientifisation »12 avec Assakkâkî (m. 626).

Plus grave est l’article du professeur (et rebelle) marocain Mohammed Al-Wâlî, intitulé « Contribution pour la libération de la balâgha arabe ».

Pour lui, il y aurait une « hégémonie » de la balâgha sous sa forme classique, et que cette « hégémonie s’explique par l’étroite relation entre cette balâgha sous sa triple dimension et les études sur le ’i’jâz », reprochant à cette balâgha classique d’être centrée sur sa dimension ma’ânî au détriment du bayân et surtout du badî’.

L’auteur pense que les différents sens sont en principe inexistants dans les textes, or la balâgha classique part du postulat qu’un texte littéraire possède forcément un sens qui, de surcroît, entre dans le jeu du vrai et du faux.

Et d’ajouter en s’indignant, « comme si chaque fois qu’on soulevait une question sur la balâgha, on touchait à la sacralité du Coran ».13

Pour comprendre ce discours qui est parfois plus idéologique que scientifique, on peut se reporter aux travaux du président du département de la balâgha à l’université d’al-Azhar qui affirme que « la balâgha a fait face à une attaque féroce depuis plus d’un siècle, depuis l’entrée sur notre scène de la culture du colonisateur 14».

En effet, les théories occidentales liées par exemple à l’herméneutique ou à la déconstruction ont, hélas, infiltré la critique littéraire arabe. Bref, vous l’aurez compris, le débat continue !

Mouhib Jaroui

Notes :

1  Mâzine al-Mubârak, Al-mûjaz fî târîkh al-balâgha, chez Dâr al-fikr, p.31.

2 Ahmed Hassan Azzayât, Târîkh al-adab al-’arabî, chez Dâr acharq al-‘arabî, 3ème éd. 2017, p.57.

3 Mohammed Zaghloul Sallâm, Târikh annaqd al-adabî wa al-balâgha, hatta al-qarn arrâbi’ al-hijrî, p.18-19.

4 Chawqî Deif, Al-Balâgha tatawwur wa târîkh, chez Dâr al-ma’ârif, 13ème ed., p. 32.

5 Abdelqâhir Hussein, Al-mokhtassar fî târîkh al-balâgha, chez Dâr Gharîb, 2001, p.36.

6 ‘Abdelqâhir Hussein, Al-mokhtassar târîkh al-balâgha, chez Dâr Gharîb, 2001, p. 21.

7 Chawqî Deif, Fî al-Adab wa An-Naqd, chez Dâr al-ma’ârif, 1999, p. 65-66.

8 Chawqî Deif, Fî al-Adab wa An-Naqd, 1999, p.70.

9 Mohammed Mohammed Abou Moussa, Al-Maskout ’anhou fî atturâth al-balâghî, chez maktabat wahba, 2017, 2èm éd. 2019, p. 210.

10 Abdelkader Hussein, Dirâssa fî balâghat Abdelqaher al-jurjânî. Annathm., Chez Dâr Gharîb, 2011, p. 25 (lire aussi p. 19 et 53).

11 Mustapha Lutfî Al-Manfallûtî, Annatharât, p.13-14.

12 ’Eid Balba’, « Nach’at Al-balâgha Al-’arabiyya », in Fusûl. Majallat Annaqd al-’adabî, « 

Âfâq Al-balâgha al-’arabiyya », n° 104, 2018, p.156.

13 Mohammed Al-Wâlî, « Mosâhama fî tahrîr al-balâgha al-’arabiyya », in Fusûl. Majallat Annaqd al-’adabî, « 

Âfâq Al-balâgha al-’arabiyya », n° 104, 2018, p.170.

14 Mohammed Mohammed Abou Moussa, Al-Maskout ’anhou fî atturâth al-balâghî, chez maktabat wahba, 2017, 2èm éd. 2019, p. 122.

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