Dernière partie de l’article de l’imam, écrivain et expert en environnement Ahmadou Makhtar Kanté. Dans ce troisième volet, l’auteur questionne la cause de l’anthropocène et propose de reformuler cette notion à la lumière de l’origine véritable de la destruction du Vivant identifiée par le Coran.
C’est dans ce que nous avons appelé ailleurs le récit du Paradis perdu que le Coran donne des indications que nous déclinons en termes de « complexes » de trois sortes : « le complexe de l’immortalité et de la toute-puissance » : « Mais Satan lui murmura : « Ô Adam, t’indiquerai-je l’arbre de l’immortalité et d’une royauté sans fin ? (Coran 20 : 120) ; et « le complexe de l’Ange » : « Et il dit (Satan) : votre Maître ne vous a interdit cet arbre que pour que vous ne deveniez pas deux Anges ou que vous ne fassiez pas partie des immortels… » (Coran 7 : 20).
Les deux premiers « complexes » sont assez connus, le troisième moins. Nous définissons ce « complexe de l’Ange » comme une sorte de convoitise de la nature de l’Ange qui serait meilleure que celle de l’être humain. En effet, on déduit clairement de ces deux versets que Satan a suscité la convoitise de trois choses qu’il a associées à l’arbre interdit par le truchement de son conseil trompeur : l’immortalité, la toute-puissance et l’Ange.
Comme pour l’immortalité et la toute-puissance, si Adam et Eve ont eu envie d’être des Anges, c’est sans doute parce qu’ils ont cru que l’Ange était meilleur qu’eux les « Adamiques », les êtres humains. Rien dans ces versets ne nous permet de dire de façon catégorique ce qui a fait l’objet de convoitise chez l’Ange de la part d’Adam et d’Eve.
Relativement à ce récit, il nous parait fondé de ranger dans le registre du « complexe de l’Ange », l’idéologie ou la croyance en un être humain « moindre » qui pourrait être « augmenté ». On n’est pas loin du courant de pensée qui soutient et promeut le Transhumanisme avec, par exemple, ce choix fait par certains de faire congeler leurs corps dans de l’azote liquide après leur mort dans l’attente d’une découverte scientifique à même de leur redonner vie.
Pour sublimer ses trois « complexes » fondamentaux, le couple humain au paradis perdu (Adam et sa femme Eve) passe outre et transgresse l’interdit de s’approcher du fameux arbre. Plus que s’approcher de l’arbre, ils en mangèrent ! (Coran 2 : 35-37 ; (Coran 20 : 121).
On peut penser qu’à la différence de la version biblique de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Comment Dieu pourrait-il interdire quelque chose à Adam et Eve qui n’auraient pas encore conscience du bien et du mal puisque celle-ci se trouve associée à l’arbre interdit ?), il était plutôt question d’une pédagogie divine consistant à faire prendre conscience aux humains de ceci : il leur sera nécessaire de se donner librement des limites pour encadrer leur agir et le circonscrire dans la juste mesure.
L’humain est donc libre de transgresser l’interdit-limite mais en le faisant, il versera dans le « zulm » (injustice). Une bonne traduction de ce terme doit tenir compte, en plus de sa signification au plan linguistique, de l’usage qu’en fait le Coran.
Dans le cadre de la recension linguistique que nous avons faite du mot « zulm », l’expression définitionnelle qui suit a captivé notre attention : « al jawr wa mujâwazatul hadd » (le fait de s’écarter de la voie et de dépasser la limite). L’expression « mujâwazatul hadd » est à comprendre alors au sens de démesure, dépassement des limites, d’abus, de dévoiement, etc.
Du point de vue théologique, les oulémas nous disent que l’être humain ne peut pas commettre du « zulm » à l’égard de la Transcendance de Dieu (ne pourrait être « injuste » envers Dieu). Il (l’être humain) ne peut commettre du « zulm », être injuste, qu’à l’égard de lui-même et des autres créatures.
Sous ce rapport, on comprend mieux pourquoi le récit coranique du Paradis perdu ne précise pas envers qui Adam et Eve seront injustes s’ils venaient à s’approcher de l’arbre interdit : « (…) Mais ne vous approchez pas de cet arbre ou alors vous serez du nombre des injustes » (Coran 2 : 35).
Si, en mangeant de l’arbre interdit, Adam et Eve n’ont pas été injustes envers Dieu ni envers les Anges ni envers Satan, alors envers qui pourraient-il l’être ? Signalons au passage encore un enjeu de traduction : les traductions les plus utilisées mettent « (…) vous seriez parmi les injustes ». Or, à notre sens, l’usage du conditionnel ne se justifie pas ici car l’expression « fatakûnâ » implique une conséquence inévitable : faire forcément partie des injustes suite à la transgression.
C’est ainsi qu’il y a dans ce récit coranique, l’idée selon laquelle une certaine façon d’exercer la liberté aura un effet de retour désagréable pour les humains qui n’ont pas d’autre choix que de se donner des limites. Sous ce rapport, l’expression « (…) vous serez alors parmi les injustes (zâlimîn) » doit être comprise non pas dans le sens d’être injuste envers Dieu mais de l’être envers eux-mêmes.
En transgressant les limites (hudûd) que Dieu leur a fixées de par Son incommensurable sagesse, les humains deviennent injustes à l’égard d’eux-mêmes en ce qu’ils vont se retrouver, de par leurs propres turpitudes, dans des impasses et toutes sortes de malheurs et de souffrance.
Dans l’écosystème parfait du paradis perdu (Coran 20 : 117-119), il y avait une seule limite mais l’humain fit le choix du « zulm » en la transgressant sous l’emprise des trois « complexes » dont nous avons parlé plus haut : « Et Nous dîmes : « Ô Adam ! Habitez au Paradis, toi et ton épouse, mangez de tout ce qui s’y trouve autant qu’il vous plaira, mais ne vous approchez point de cet arbre, ou alors vous serez du nombre des injustes » (Coran 2 : 35).
Ce n’est pas pour rien que le Coran qualifie l’être humain, sous le mode du superlatif, de foncièrement injuste (zalûm) au sens de toujours vouloir passer outre la juste mesure et de foncièrement ingrat (kaffâr) au sens de ne cesser d’être ingrat à l’égard des bienfaits de Dieu (la nature a bien fait les choses !) et non dans le sens de mécréance : (Coran 14 : 34) ; (Coran 33 : 72) ; (Coran 14 : 34).
Toujours pour attirer notre attention sur cette propension de l’être humain à faire montre d’injustice au sens où nous l’avons indiqué, le Coran utilise l’expression « wa man azlamu » (Et qui est plus injuste que…) – (Coran 6 : 21) et « zâlimun linafsihi » (injuste à l’égard de lui-même) – (Coran 37 : 113).
Dans la théologie musulmane, l’humain ne peut être zâlim (injuste) envers Dieu, nous l’avons déjà dit, par contre, il (l’humain) peut user et abuser de sa liberté jusqu’à être injuste envers lui-même au sens où ses méfaits vont se retourner contre lui (Coran 2 : 57). Pour Sa part, Dieu n’est jamais injuste envers les créatures notamment les humains (Coran 29 : 40).
Dès l’entame de ce texte, nous avons tenu à dire qu’il ne fallait surtout pas prendre les symptômes pour la maladie. En effet, c’est déjà une faute grave pour l’humanité contemporaine post révolution industrielle de ne pas prendre la pleine mesure de la crise écologique et climatique en cours ainsi que celle de sa responsabilité directe dedans.
Mais il serait encore plus grave de ne pas chercher à remonter aux sources du mal pour le juguler à la racine. Pour nous, une théologie de l’Anthropocène ne saurait être rien d’autre que celle de la Démesure, c’est-à-dire, celle de l’Humain qui ne veut pas se suffire de sa condition d’Humain. Dans la perspective d’une Ecothéologie musulmane, nous pensons que le récit du Paradis perdu peut nourrir de façon pertinente notre réflexion éthique et religieuse sur la crise qui nous préoccupe.
Sous ce rapport, cette crise écologique et climatique est le résultat d’activités humaines qui ont généré un Désordre notamment écologique et climatique d’une ampleur telle que pour certains scientifiques, il est fondé de considérer qu’une nouvelle ère géologique post Holocène (ère qui a commencé depuis 11 000 ans environ) est advenue : l’Anthropocène.
Ce grand Désordre est mesuré par les écologues, les climatologues et les spécialistes de disciplines annexes à travers les « limites planétaires » dont sept sur les huit actuellement définies sont dépassées. Et chose inquiétante, ces « limites planétaires » correspondent à des seuils dont le dépassement implique un changement de propriétés susceptibles, selon le niveau de dépassement, de rendre la Terre invivable pour les Humains et d’autres formes de vie qui s’y trouvent.
C’est pourquoi, nous serions tentés de renommer l’Anthropocène « mufsidocène », terme coranique qui renvoie à la notion de semer le désordre sur terre. En effet, l’appellation « Anthropocène » comme l’ont souligné certains critiques, cache la question fondamentale, dans ce débat, de qui est responsable de ce désordre planétaire.
Certains disent que c’est l’Occident et proposent par conséquent l’appellation « Occidentalocène » et d’autres considèrent que c’est plutôt le Capital qui est en cause et proposent « Capitalocène ». Mais, même ces deux appellations ne laissent pas apparaitre les causes profondes du mal.
Pour nous, à la lumière du Coran, c’est essentiellement la convoitise articulée aux trois « complexes » d’immortalité, de toute puissance et de changement de nature (se muer en Ange) qui est en cause. Et nous pouvons associer ces trois « complexes » en un seul que nous allons appeler : « le complexe de l’être-moindre » qui « fait courir » l’être humain, tout le temps.
Cette pulsion de convoitise insatiable, laissée à elle-même, ne cesse de l’inciter à croire que sa condition d’être humain est trop petite et que sa véritable et authentique vocation est de toujours chercher à être plus et avoir plus.
Idolâtrant cette pulsion de l’exubérance et de la démesure, l’Humain verse alors dans la suffisance qui le conduit à des impasses. Il se fait alors injustice à lui-même (zâlimun linafsihi) par complexe et naïveté comme ce qui est arrivé à Adam et Eve au Paradis perdu. Si on se dit que faire alors, nous répondrions que seul un Désir de Dieu, plus fort que tout le reste, peut supplanter cette pulsion de convoitise, qui, sinon, va orienter nos mauvais penchants sur le clinquant du monde.
Idolâtrer cette pulsion de convoitise, c’est pour l’Humain, s’épuiser dans la poursuite jamais finie et vaine de fausses ambitions par erreur d’appréciation de sa vraie nature et de son authentique vocation.
Si depuis la révolution industrielle, cette pulsion de convoitise s’est exprimée de façon planétaire et accélérée, sous la direction de de la Technoscience Occidentale, cela ne doit pas nous faire oublier les enseignements des récits du Coran relatifs par exemple aux peuples de Aad, de Thamûd, et à ce Pharaon d’Egypte.
Ces bâtisseurs hors pair avaient atteint un haut niveau de compétences techniques et de « maitrise » de la « nature » tout en faisant montre d’une grandissime arrogance et de suffisance ainsi que d’une propension à semer systématiquement le désordre sur terre. (Coran 89 : 6-14).
On en tire que l’Anthropocène n’est rien d’autre qu’une tentative de définition d’une crise singulière de par sa « planétarité », mais qui n’est qu’une expression ou une manifestation de la convoitise « fasâdogène ». C’est pourquoi le mot « mufsidocène » répond plus à la façon dont l’Humanité est en train de « marquer » sa présence sur Terre que celui d’Anthropocène.
Pour se donner les meilleures chances d’un sursaut salutaire face au mal écologique et climatique, il faudra prendre très au sérieux les critiques faites au dualisme nature/culture (c’est pourquoi nous avons écrit « nature » dans ce texte et nous préférons parler de Terre à la place), et aux méthodes de Descartes et de Bacon de possession et de maîtrise de la « nature » par des auteurs qui ont bien repéré le problème comme Descola, Latour, Stengers, Hans Jonas, Frédéric Lenoir et Hossein Nasr.
En effet, ce dualisme et ces méthodes sont à la base de cette vision occidentale de la modernité, du progrès et de la croissance économique qui est à l’origine de la crise écologique et climatique sans précédent que connait l’humanité d’aujourd’hui. Il est donc urgent d’explorer d’autres visions du monde pour catalyser le sursaut nécessaire qui hésite à naitre.
L’humanité, sous la houlette de l’Occident qui est le pivot ou le modèle de la modernité, du développement, du progrès et de la croissance pour le reste du monde, par un effet de mimétisme assumé ou non, ou encore par une sorte d’impuissance face aux « pressions » de la « machine occidentale » productiviste, depuis au moins la révolution industrielle, ne peut plus continuer à mal agir en toute connaissance de cause.
Savoir qu’il est urgent d’agir, sans le faire comme il sied, à la mesure de la crise en cours, relève de la pure irresponsabilité et d’une attitude irrationnelle et suicidaire. Dans cette optique, l’islam a son mot à dire en ce qu’il est une proposition d’Alliance entre Dieu, l’humanité et la Terre dans laquelle, d’une part, Dieu est le Créateur, Transcendant Sa création et Maître des mondes, et d’autre part, l’Humanité a pour vocation singulière, d’assumer l’éminente et redoutable responsabilité de Calife sur Terre chargée d’y garantir l’Ordre et la Vie (Coran 2 : 30).
Dans le cadre de cette Alliance, la Terre est assujettie (Taskhîr) par Dieu aux humains par le truchement d’une Balance-équilibre (mîzân) et d’un réglage (Taqdîr) tels qu’elle soit habitable pour eux et pour d’autres formes de vie. Suivant cette vision, l’Humanité ne peut prétendre au statut de maitre, possesseur et dominateur de la « nature » et se comprendre comme une communauté de destin et de responsabilité entre les générations qui se succèdent sur Terre.
Dans ce cadre, notre responsabilité à nous les générations contemporaines est de ne point perpétuer cette façon de « marquer » notre présence sur la Terre qui menace, fragilise et précarise son Humaine Habitabilité et de transmettre aux générations qui vont suivre une (Terre) qui soit dans un état le moins mauvais possible.
La vision de l’islam évoquée plus haut requiert de l’Humanité un sincère repentir en raison du péché éco-climatique qu’elle a commis. Cela implique de faire l’effort de redécouvrir l’ère dans laquelle les « Adamiques », ne devraient jamais sortir à savoir, le « Califocène ». C’est l’ère dans laquelle l’Humain se reconnait comme dépositaire de l’éminente et noble mission Califale que Dieu lui a assigné à savoir, Habiter la Terre avec les deux limites qui doivent lui servir de boussole : ne pas y semer le désordre et ne pas y verser le sang. (Coran 2 : 30).
C’est quand les Humains respecteront ces deux limites dont se souciaient les Anges lors de l’annonce de leur « investiture » à la station Califale par Dieu, qu’ils pourront alors se donner corps et âmes à la Bonne Œuvre (‘amalun sâilh) en lieu et place d’activités qui, soi-disant, visent à maitriser et dominer la « nature ». (Coran 67 ; 2).
Cette vision de l’islam peut éviter à l’Humanité de tomber dans toute forme de Panthéisme et de Biocentrisme au nom de la préservation de la « nature » car rien ne doit se faire au détriment de la dignité singulière des Humains.
Cette même vision exclut aussi toute attitude tendant à légitimer la violence au nom de la défense de la « nature » et de l’animal car verser dans l’« écoterrorisme » ne fera qu’ajouter du malheur au malheur que nous peinons à juguler.
Corriger et revenir aux limites autant que faire se peut, s’il n’est pas trop tard, est d’une brulante urgence. Mais appliquons la recommandation du prophète Muhammad (PSL) et nous verrons : « Si l’Heure (de la fin du monde) venait à arriver trouvant l’un d’entre vous tenant entre ses mains une jeune pousse (plante), alors s’il peut s’efforcer de la planter avant, qu’il la plante » (rapporté par Bukhari dans « adabul mufrad »).
Ahmadou Makhtar Kanté
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