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lundi 11 novembre 2024

Neyimjan Karwan : « Le portrait de Marat mort illustre la situation du peuple ouïghour »

La rencontre d’aujourd’hui a tout pour surprendre malgré la simplicité bienveillante de l’interviewé, Neyimjan Karwan. Artiste-peintre réfugié aux États-Unis d’Amérique, l’homme appartient à la minorité turcophone des ouïghours de Chine.

Un peuple d’Asie Centrale installé sur un continent asiatique où les trois religions du livre sont plus que malmenées, que ce soit actuellement en Chine ou historiquement au Japon où le christianisme était placé sous une loi d’interdiction totale jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle.

Ce membre de la communauté ouïghoure, actuellement persécutée par le gouvernement du président Xi Jinping, a échangé longuement à propos de la situation de son peuple sur ses propres terres, au cours d’une conversation prenant le chemin de la politique, de l’art, de la philosophie et de la religion.

Apparemment plus à l’aise dans son atelier que dans le faste intimidant de l’hôtel quatre étoiles où nous avions eu rendez-vous au tout début.

Un entretien réalisé par Gianguglielmo Lozato avec l’aimable collaboration de Monia Ourabi, doctorante à l’Université Paris-Sorbonne

GGL :  Beaucoup de choses ont été dites sur votre peuple, l’oppression qu’il subit. Comment vous-mêmes définissez-vous la question ouïghoure ?

NK : ( solennel ) Nous sommes un peuple parlant une langue apparentée au turc. Nous sommes musulmans sunnites.

Bien qu’officiellement chinois, nous différons de ce que l’on peut appeler nos « occupants » pour rester poli. Que ce soit physiquement ou culturellement.

Notre région est le Turkestan Oriental, entre l’Ouest et le Nord-Ouest Chinois. Le Turkestan Oriental a même été une nation dans le passé.

Nous sommes actuellement persécutés pour notre différence. Nous avons été autonomes par le passé.

Mais désormais ce n’est qu’une autonomie officielle non suivie d’effets qui caractérise cette région que les Chinois se forcent à dénommer Xinjiang dans leurs efforts de sinisation forcée.

Nous réclamons notre indépendance .

GGL : Cette motion d’indépendance était l’objet du congrès ouïghoure qui s’est réuni à Washington il y a peu ?

NK : Effectivement. Ce gouvernement du Turkestan Oriental en Exil a été formé suite à l’élection de notre président Erkin Ablimit, qui réside en France.

GGL : Vous y avez joué un rôle ?

NK : En deux temps. D’abord par civisme et solidarité, j’y ai assisté et participé. Puis j’ai commencé à remplir la fonction de responsable de la communication, fonction pour laquelle je viens d’être nommé aux Etats-Unis.

La communication, c’est le langage. Le langage, c’est d’abord la langue. Et l’ouighour, en tant que langue vivante, sera incessamment en voie d’extinction si les choses ne bougent pas à court terme. Je dis bien à court terme, si ce n’est à très court terme.

La communication, ça passe aussi par l’image. C’est là où je m’exprime le mieux, au moyen de ma peinture. C’est une photographie de l’esprit, de son ressenti.

Il y a le diagnostic du médecin. Il existe aussi le diagnostic du peintre. Pour lui-même et pour celles et ceux qui l’entourent.

Cela va de l’autoportrait à l’oreille coupée de Vincent Van Gogh, représentant une difficulté personnelle, une blessure narcissique, à La Cène où l’on immortalise l’événement à la manière d’un chroniqueur mondain ou un reporter.

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Le portrait de Marat mort dans son bain poignardé par Charlotte Corday je le prendrais volontiers pour illustrer la situation actuelle du peuple ouighour : une position agonisante.

Avec en plus des lignes de fuite tout à fait incontournables.

La communication, c’est enfin l’esprit, la réflexion, la philosophie. Et la religion même si je ne force personne à être croyant comme moi.

GGL : Quelle place la religion occupe-t-elle dans votre vie ?

NK : Cela fait partie de ma vie. Je suis musulman sunnite, donc c’est logique.

GGL : Et la philosophie ?

NK : Oui, aussi. Le questionnement, la remise en cause. Mais avec le garde-fou religieux, j’ai mes habitudes (dit-il avec humour ).

GGL : quels sont vos points d’achoppement philosophiques et religieux ?

NK : J’adore le personnage de Saint-Augustin. Il représente une confluence. Je me trouve des points communs avec lui car je suis croyant et laïc. Saint-Augustin était un laïc à l’origine.

Il était à la fois romain et d’Afrique du Nord. C’est fantastique. Saint-Augustin relève à la fois du philosophique et du religieux.

Vous savez, j’ai résidé au Japon avant d’arriver aux États-Unis. Mais la sécurité des membres de notre communauté n’offrait pas assez de garantie.

J’ai été aussi en proie au doute à mon arrivée en territoire américain.

(un long silence)

GGL : Dans quel sens ? Sur quel plan ?

NK : Matériellement, est-ce que j’allais m’en sortir ? Au niveau logistique, au niveau de la langue, des mentalités…Justement, un peu comme lorsque Saint-augustin a débarqué à Milan dans un contexte particulier, pour enseigner et être accueilli par un évêque.

GGL : Si on se réfère à cet épisode, vous définissez-vous comme stoïcien ou sceptique ?

NK : Surtout pas stoïcien. Je tente de rester réaliste, humble. Nous, musulmans, affirmons que seul Dieu est parfait.

L’erreur de Pélage avait été d’exiger la perfection absolue en notre monde alors qu’elle est purement divine.

GGL: Vous êtes décidément très ouvert aux différents courants de pensée.

NK : Oui, contrairement aux Chinois ! La spiritualité, c’est le passage du théorique au moral, comme lorsqu’en peinture je pars de l’observation à la restitution.

Pour cela, il faut se forger un esprit critique, observer tout en ne se perdant pas de vue soi-même.

Être musulman ne signifie pas se fermer complètement.

Il est plus facile de comprendre de quelle manière faire connaître son obédience lorsque l’on connaît les différences des autres, tout simplement, parce que l’on peut se mettre à leur place.

Je sais de quoi je parle puisque j’ai vécu en Chine, au Japon, et aux États-Unis.

Aux Etats-Unis, il y a une pluralité de croyances, chose impensable dans la Chine actuelle toute dévouée à l’idéologie extrémiste communiste.

Finalement on a tous le même et unique Dieu. Je crois en sa justice.

GGL : Qu’espérez-vous de l’avenir ?

NK : Réfléchir. Ne pas refaire les mêmes erreurs. Lorsque je peins, j’ai tout mon temps pour réfléchir. La situation des ouighours est tragique.

Nous réclamons de l’aide pas seulement au nom de la turcité ou de l’Islam, mais au nom de l’humanité toute entière.

Des Kurdes, donc des musulmans, ont bien sauvé des yazidis chrétiens contre Daesh, alors pourquoi pas l’inverse cette fois ? Pourquoi ne pas imaginer une coalition inter-religieuse ?

La Chine de Xi Jinping veut tout écraser. J’en reviens à Saint-Augustin. Dans  » La Cité de Dieu », il rappelle les soupçons pesant sur les adeptes du christianisme suite à la mise à sac de Rome en 410. C’est ce qui arrive à mon peuple en ce moment avec le gouvernement chinois qui l’accuse de tous les maux.

GGL : Quelle est la signification de votre nom Karwan ?

NK : Vous savez mon nom de famille vient du mot caravane dans ma langue natale. Et il y a la mosquée Karaouane dans la ville marocaine de Fès, il y a la ville de Kairouan en Tunisie…

Une ressemblance prédestinée avec mon patronyme imitant l’errance, l’exil. Lorsque j’observe le fleuve Potomac ici à Washington, mon esprit vogue avec lui.

Je me dis que la religion aide à faire tenir mes compatriotes détenus dans des camps. Tout comme elle m’aide quotidiennement loin des miens.

J’ai un projet, un rêve : j’ai commencé un tableau de très grandes dimensions il y a trois ans. Je rêve de l’achever puis de l’amener dans ma patrie ouïghoure le jour de l’indépendance.

Propos rapportés par Gianguglielmo Lozato

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