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samedi 21 décembre 2024

Ces savantes musulmanes oubliées de l’Histoire

Aïcha, Sutayta al-Mahamali, Lubnâ de Cordoue… La liste des femmes savantes qui ont marqué l’histoire de l’islam est importante mais presque totalement ignorée du public. Vanessa. C remédie à cette lacune dans un texte consacré aux savantes musulmanes oubliées de l’histoire sur Mizane.info.

Depuis quelques décennies, grâce à la vulgarisation des travaux des chercheurs 1 et des intellectuels, les musulmans peuvent redécouvrir la grandeur passée de la civilisation islamique. Les noms des scientifiques et inventeurs de génie les plus brillants, tels al-Khawârizmî (qui a donné le nom « algorithme »), ibn Ruchd (Averroès), ibn Sina (Avicenne), ibn al-Haytham (Alhazen), al-Kindî (Alchindius) sont connus d’un public un tant soit peu cultivé. Mais les femmes savantes musulmanes de cette époque, elles, demeurent complètement inconnues.

Il est vrai que les élites intellectuelles des femmes musulmanes ont surtout brillé dans les matières religieuses : des milliers de savantes furent expertes en sciences du Hadîth, en récitation coranique, ou encore dans le Fiqh. Dans le domaine littéraire, d’autres femmes (ou parfois les mêmes !) furent de grandes poétesses, calligraphes…Mais pour ce qui est des sciences logiques et de la nature, comme les mathématiques ou la physique, extrêmement peu de gens sont capables de citer ne serait-ce qu’un nom de savante ! Découvrons ce qu’il en est…

Du début de l’islam à la naissance des sciences arabes

Les disciplines scientifiques existant dans la société islamique primitive étaient peu nombreuses, comparées à celles existant aujourd’hui. Fait tout à fait exceptionnel, Aïcha la jeune épouse du Prophète (pbDsl[2]) maîtrisait toutes ces sciences ! Cela fit d’elle la première musulmane savante universelle [3].

Aïcha bint Abu Bakr

Urwa, le neveu d’Aïcha bint Abu Bakr, a en effet dit à son sujet : « Je n’ai pas vu de savante plus grande que Aïcha dans la récitation du Coran, les lois de l’héritage, le halal et le haram[4], la poésie, l’histoire des Arabes et la généalogie. » Une autre version ajoute : « mais ta connaissance de la médecine m’étonne, d’où vient-elle ? »[5] Les domaines scientifiques énoncés dans ce récit restèrent quasiment les seuls[6] jusqu’à la fin du deuxième siècle de l’hégire.

En tout cas, les compagnons du Prophète (pbDsl) et les califes consultaient Aïcha sur les questions religieuses les plus compliquées et elle transmit également abondamment le savoir dont Allâh l’avait doté : elle aurait ainsi instruit 232 hommes et 67 femmes [7].

Aïcha bint Talha (m. après 100 h/718 [8])

Aïcha bint Talha fut la nièce d’Aïcha la mère des croyants. Elle passa beaucoup de temps auprès de cette dernière, vécu chez elle durant une certaine période et fut instruite par elle. Réputée pour être belle et cultivée, on la connaît principalement, car elle a transmis des hadîths ; elle tenait des assemblées et beaucoup de gens dont des savants venaient la visiter ou lui écrivait du fait de sa proximité avec Aïcha la mère des croyants et de sa connaissance de la religion. Mais ce qui nous intéresse ici est qu’elle discutait également d’astronomie, d’histoire et de littérature.[9] Elle n’était sans doute pas la seule femme très cultivée de la période des successeurs puis de leurs suivants.

À la fin du 8e siècle, un nouveau phénomène va bouleverser ce schéma des disciplines scientifiques : la traduction des sciences anciennes indiennes et surtout grecques en arabe. Ce phénomène de traduction prend toute son ampleur avec l’arrivée des califes abbassides et débouche au 9e siècle sur l’émergence des sciences arabes[10], qui couvriront les principaux domaines de la connaissance de la nature et de l’homme (mathématiques, astronomie, physique, chimie, mécanique, médecine, agronomie, géographie, logique, philosophie…).

L’âge d’or des sciences arabes

Le rayonnement scientifique et intellectuel (en même temps que politique) du monde musulman devient mondial : c’est la période dite de l’âge d’or des sciences arabes, du 10e au 13e siècle. Des structures comme des universités, des hôpitaux [11], des centres scientifiques, des écoles sont créées puis se multiplient. Des bibliothèques importantes et à vocation encyclopédique émergent. Toutes sortes d’inventions techniques dans différentes disciplines se multiplient. Bagdad devient pour plusieurs siècles le centre politique, intellectuel, scientifique, littéraire et artistique du monde. Des savants des autres régions du monde (comme en Europe) apprennent l’arabe et viennent y étudier la science la plus en avance existant alors.

Voici le portait des femmes savantes les plus illustres dont l’Histoire a retenu le nom :

Al-Ijliyah bint al-‘Ijli al-Asturlabi

Al-‘Ijliyah[12] est héritière « d’une riche tradition d’ingénieurs et de fabricants d’instruments astronomiques qui ont fleuri dans les 9e-10e siècle (g) »[13]. Son père, facteur d’astrolabe, était employé à la cour d’un dirigeant puissant du nord de la Syrie, du nom de Sayf ad-Dawla  (333 h/944g -357h/967g). Il dut certainement enseigner à sa fille l’art de fabriquer les astrolabes, de même qu’un professeur du nom de Bitolus, qui avait enseigné à son père et à plusieurs autres apprentis.

Sutayta al-Mahamali (m. 377h/987)

Sutayta vivait à Bagdad et a grandi dans une famille cultivée. Son père, Abou Abdallah al- Hussayn, était juge et a même écrit plusieurs livres. Son oncle était un érudit du Hadîth et son fils a été également un juge reconnu.

Sutayta fut connu pour sa bonne réputation, sa moralité et sa modestie et eu de nombreux professeurs érudits dont son père.  Elle a été saluée par des savants et historiens comme Ibn al-Jawzi, Ibn al-Khatib Baghdadi et Ibn Kathir. Sutayta était une savante dans plusieurs domaines, comme la littérature arabe, le Hadîth, la jurisprudence ainsi que les mathématiques. On dit aussi qu’elle a trouvé des solutions aux équations qui ont été citées par d’autres mathématiciens. Cela montre que cette femme avait des compétences en algèbre, en plus de compétences en arithmétique et calcul successoral.[14] Sutayta al-Mahamali peut sans conteste être considérée comme une savante pluridisciplinaire…

Lubnâ de Cordoue (m. 394h/1003)

Elle fut experte en sciences exactes et savait résoudre les problèmes géométriques et algébriques les plus complexes de son époque, ce qui lui a apporté un certain renom.[15] Elle était également particulièrement compétente en philosophie, a excellé dans la grammaire et la rhétorique ; elle était également poétesse et calligraphe.[16] Enfin, grâce à sa vaste connaissance elle obtint un poste important de secrétaire particulier du calife omeyyade andalou Al-Hakam II.

L’ère du déclin

Après le 13e siècle, les sciences arabes ne sont plus à leur apogée ; la date historique de la chute de Bagdad en 1258 (g) marque le déclin du monde musulman sur tous les plans, ce déclin se poursuivant lentement jusqu’à la période de la colonisation. Certaines institutions scientifiques perdurèrent toutefois avec une certaine brillance, mais de manière globale la vie scientifique s’essouffla peu à peu face à la renaissance européenne qui repris à son compte tout l’apport des sciences arabes et fonda les sciences dites modernes[17] qui dépasseront désormais toutes leurs aînées. Nous trouvons encore, durant la période du déclin, des femmes qui ont excellé dans différents savoirs.

Dahma’ bint yahyâ ibn al-Murtada (m. 837h/1434)

Un cas comme celui de Dahma’ bint yahyâ ibn al-Murtada est des plus marquants et témoigne de connaissances exceptionnelles par leurs étendues. Elle connaissait la grammaire, les usûl, la logique, l’astronomie, la chimie et la poésie. Elle a écrit plusieurs ouvrages, dont un commentaire en 4 volumes sur al-Azhâr, un commentaire sur un ouvrage de Fiqh et de calcul de l’héritage, ce qui implique un savoir juridique et mathématique. Elle avait également des étudiants à Thilâ au Yémen.[18] Une autre savante universelle à ajouter à notre liste…

Bija Munajjima

En matière d’érudition en astronomie cette fois-ci, nous pouvons citer Bija Munajjima, une Afghane du 10e siècle (h)/16e siècle  (g), qui était également soufie. Elle savait calculer des calendriers, ce qui implique un savoir avancé en mathématique et en astronomie, et son talent était reconnu. Elle a également fondé un hammam, une école (madrassa) et une mosquée. Elle écrivait également de la poésie, et rivalisait avec un célèbre poète soufi du nom d’Abderrahman Jâmî (m. 898h).[19]

La période de la colonisation entraîna une régression générale sur le plan intellectuel : le nombre de biographies de femmes savantes, même sur le plan des sciences islamiques, a chuté [20] au 19e siècle (g).

La revanche de l’histoire

La fin du 20e siècle amorce un renouveau avec une alphabétisation massive de la jeunesse dans bon nombre de pays musulmans et un accès massif aux études secondaires et même supérieures.

Les femmes sont les grandes bénéficiaires de ce changement et leur soif de science les mène au premier plan : ainsi onze pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord comptent une majorité de femmes dans les universités, atteignant même les taux les plus élevés au monde en la matière, devant les pays occidentaux ; de même sept de ces pays atteignent les records du taux d’élèves féminines dans les  filières scientifiques[21].

Enfin, terminons par un point essentiel : l’effort qu’une musulmane ou un musulman entreprend en vue d’acquérir puis d’utiliser et de transmettre toutes les sciences et techniques utiles aux hommes est un acte extrêmement louable[22].

« Le meilleur d’entre vous est celui qui est le plus utile aux autres. » (hadîth)

La contemplation des merveilles de la création fait aussi partie de la spiritualité musulmane et le Coran y appelle maintes fois, comme autant de signes du Tout-Puissant (auxquels le scientifique a un accès particulier…).

« Et parmi Ses signes, il y a la création des cieux et de la terre, et la variété de vos langues et couleurs. Il y a vraiment en cela des signes pour les savants. » (Coran, s. 30 v. 22)

Ainsi, le musulman est invité à ne jamais oublier d’orienter cet effort scientifique vers la recherche de l’agrément divin, à formuler l’intention sincère pour le Seigneur, car « les actions ne valent que par leurs intentions » (sahih al-Boukhârî). De cette manière, cette énergie dépensée pour la connaissance ne sera pas qu’une utilité pour la vie d’ici-bas, mais deviendra une véritable adoration qui pèsera pour la croyante ou le croyant dans l’au-delà.

Vanessa. C

Notes :

[1]  Le titre de cet article fait écho à l’ouvrage « Les Savants musulmans oubliés de l’histoire » de H. Bousserouel. Ce livre que nous conseillons rend justice à l’Histoire en relatant les biographies et les grandes découvertes des plus grands scientifiques (hommes…) de la civilisation islamique du moyen-âge.

[2]  Abréviation signifiant : paix et bénédiction de Dieu sur lui.

[3]  Un savant universel est un savant qui maîtrise toutes les sciences de son époque, atteignant ainsi les plus hauts degrés possible du savoir.

[4]  Le halal et le haram désignent ce que nous appelons à notre époque le Fiqh, le droit canonique.

[5]  Sunan d’Ahmad ibn Hanbal (VI, 67).

[6]  Affes H., L’éducation dans l’Islam durant les deux premiers siècles. Tome 1, Jeunesse Sans Frontière : il s’agissait des sciences de la langue arabe (d’abord la poésie, à laquelle s’est ajouté un siècle après le début de l’Islam la grammaire et la philologie, puis la lexicographie), de la médecine, et de l’histoire (des tribus arabes et des guerres). Il faut ajouter à cela un savoir mathématique basique pour les transactions commerciales, les constructions, puis les lois de la zakât et de l’héritage, et des méthodes astronomiques populaires pour la détermination de la Qibla.

[7] Khaled A., Les Bâtisseurs de la vie. Épisode 4 : Être positif – Première partie  http://amrkhaled.net/articles/articles187.html

[8] Tout le long de l’article, les dates sont données selon le calendrier hégirien (h) et/ou selon le calendrier grégorien (g).

[9] Bewley A. A., Muslim Women. À Biographical Dictionnary, Ta-Ha Pulishers Ltd., London, 2004,  p. 9.

[10] Djebar A., L’âge d’or des sciences arabes, Institut du Monde Arabe, p. 5.

[11] Les deux institutions que sont les universités et les hôpitaux, au sens moderne du terme, furent inventées par les musulmans.

[12] Al-‘Ijliyah, tout comme al ‘Ijli, est un surnom et le nom al-Asturlabi indique la profession de facteur d’astrolabe. Le véritable prénom de cette « technicienne de l’astronomie » n’est pas mentionné par Ibn an-Nadim qui l’a référencé dans son célèbre ouvrage biobibliographique Al-Fihrist.

[13] Al-Hassani S. T. S., Women’s Contribution to Classical Islamic Civilisation: Science, Medicine and Politics,    http://muslimheritage.com/topics/default.cfm?ArticleID=1204. Le reste de la biographie provient de cet article également.

[14] Al-Hassani S. T. S., Women’s Contribution to Classical Islamic Civilisation: Science, Medicine and Politics,   http://muslimheritage.com/topics/default.cfm?ArticleID=1204.

[15] Idem.

[16] Bewley A. A., Muslim Women. À Biographical Dictionnary, Ta-Ha Pulishers Ltd., London, 2004.

[17] La méthodologie expérimentale qui est revendiquée comme caractéristique des sciences modernes « occidentales » existait toutefois bel et bien au sein des sciences arabes, comme l’a fait remarquer Ahmed Djebbar.

[18] Idem, p. 39.

[19] Idem, p. 33

[20] Bewley A. A., Muslim Women. A Biographical Dictionnary, Ta-Ha Pulishers Ltd., London, 2004 : introduction.

[21] D’après Trends in International Mathematics and Science Study (tendances en mathématique et étude scientifique) 2007.

[22] Il s’agit plus exactement d’une obligation communautaire (fard kifâya), c’est-à-dire une obligation incombant à ceux qui en ont la capacité, de manière à ce qu’ils puissent combler les besoins de la société entière. Et si personne ne remplit cette obligation, le péché retombe sur tous.

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