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jeudi 26 décembre 2024

Baptiste Brodard : « Encadrée, l’action sociale musulmane pourrait influencer positivement la société dans son ensemble »

Baptiste Brodard est doctorant au Centre Suisse Islam et Société. Converti à l’islam en 2005, il poursuit une recherche sur les formes d’actions sociales inspirées de l’islam et les rapports entre théologie islamique et action sociale. Nos partenaires Les cahiers de l’islam l’ont rencontré pour en savoir un peu plus. Mizane Info publie leur entretien avec leur aimable autorisation.  

Les cahiers de l’Islam : Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs et nous parler de votre parcours ?

Baptiste Brodard : Je suis actuellement doctorant au Centre Suisse Islam et Société. J’y prépare une thèse sur les pratiques et discours islamiques en réponse aux problématiques sociales de l’exclusion et des conflits d’ordre identitaire. Ce projet s’inscrit dans la continuité de mon parcours de vie et réflexions entreprises dès ma conversion à l’islam en 2005. A la suite de mon déménagement en banlieue parisienne, j’ai commencé à fréquenter de nombreux musulmans et j’ai été alors frappé par la diversité idéologique et théologique des tendances islamiques en France et des conflits que cela pouvait engendrer. Alors étudiant en sciences sociales et politiques, j’ai entrepris des recherches personnelles sur les différentes mouvances dominantes dans l’islam sunnite dans plusieurs pays, notamment en France, en Suisse et aux Etats-Unis. Cela a ouvert une série de recherches et de questionnements autour de l’islam et des communautés musulmanes, portant notamment sur les liens entre les aspects théologiques, sociaux et culturels, ce qui m’a finalement amené à voyager dans une trentaine de pays. Devenu ensuite intervenant social par vocation, j’ai travaillé dans le milieu pénitentiaire en Suisse et dans la gestion de projet de réinsertion des détenus en Algérie pour les Nations Unies.

Les nouvelles organisations rompent avec les tendances islamiques dominante en se caractérisant par la centralité de l’engagement social et de l’action concrète et effective au détriment d’une affiliation théologique spécifique

Au cours de ces expériences, j’ai remarqué que l’islam était considéré avant tout comme un problème, et non pas une ressource ou une solution. Dans ma perspective de croyant, ce constat m’a incité à réfléchir sur le rôle de l’islam et des musulmans dans la résolution des problèmes sociaux qui touchent nos sociétés. D’abord, ma première impression fut que ce champ d’investissement était délaissé et ignoré, malgré les nombreuses injonctions des Textes (Coran et ahadith) relatives à la bienfaisance et à la charité envers les nécessiteux et les opprimés. Alors, je me suis mis à m’intéresser à ce que j’appelle l’action sociale musulmane, dans l’optique de concilier mes convictions, ma vocation professionnelle et mon parcours académique orienté vers les communautés musulmanes occidentales.

Vous vous êtes donc finalement concentré sur la thématique de « l’action sociale musulmane ». Comment définissez-vous celle-ci ? Quelles sont les particularités de cet investissement ?

C’est dans le cadre d’un Master en travail social que j’ai pu commencer à m’interroger sur l’action sociale musulmane comme contribution des musulmans aux problématiques et aux défis sociaux contemporains, principalement dans le contexte de quartiers défavorisés de villes occidentales. Je cherchai alors des associations musulmanes investies dans l’action caritative et la lutte contre la pauvreté en voyageant d’abord aux Etats-Unis, où nombre d’organisations étaient déjà porteuses de tels projets. Rapidement, je suis revenu en Europe où j’ai décidé d’étudier l’action sociale musulmane en région parisienne. J’y ai alors entrepris une enquête de terrain de 2009 à 2011 en rencontrant diverses organisations musulmanes et en prenant part à certaines de leurs actions à Paris et en banlieue. Cette étude ethnographique a donné lieu à la rédaction de mon mémoire de Master. A cette époque, de nouvelles associations ont commencé à émerger et un nombre croissant de musulmans, souvent jeunes, ont commencé à s’investir au nom de leur foi dans des projets à vocation sociale et caritative. Je définis alors le concept d’action sociale musulmane comme l’investissement à vocation sociale ou caritative développé par des personnes et organisations qui s’identifient à l’islam et qui affirment agir au nom de leur foi. J’ai présenté ainsi l’action sociale musulmane comme une alternative tant au travail social étatique qu’à l’action sociale chrétienne, en ce sens qu’elle comporte ses propres spécificités. J’ai tenté de décrire ces dernières dans mon étude. Souvent actives dans l’aide aux sans-abris, notamment par le biais de maraudes, mais aussi dans l’éducation populaire de jeunes de quartiers défavorisés ou dans d’autres initiatives visant le développement personnel et social, les associations musulmanes investies dans l’action sociale sont de plus en plus souvent le fruit d’initiatives personnelles de musulmans, désireux de concrétiser leur fois par des actes. On assiste ainsi entre 2005 et 2010 à l’émergence de nouvelles structures indépendantes des grandes mouvances transnationales jusqu’alors dominantes dans le paysage islamique francophone. Cela représente un changement significatif lié à une certaine rupture de l’hégémonie des tendances religieuses dominantes jusqu’alors dans la communauté musulmane [1]. Ces nouvelles organisations rompent ainsi tant en matière idéologique qu’organisationnelle avec les tendances islamiques dominantes jusqu’alors, en se caractérisant par la centralité de l’engagement social et de l’action concrète et effective au détriment d’une affiliation théologique spécifique.

Avez-vous pu établir une typologie des associations musulmanes engagées dans « l’action sociale » ?

Dans un premier temps, en me basant sur mes observations de la région parisienne, j’ai proposé une typologie de l’investissement des associations musulmanes en trois grands secteurs : l’action sociale directe (maraudes, distribution de colis alimentaires, aide matérielle aux nécessiteux), l’éducation populaire à caractère religieux (cours et conférences de sensibilisation, encadrement de jeunes en difficulté) et la solidarité communautaire (entraide entre musulmans, distribution de la zakat et des sadaqât). A cette première typologie s’ajoute la dichotomie entre l’action sociale d’un côté et la prédication religieuse de l’autre : certaines visions soutiennent la prépondérance de l’une sur l’autre, ce qui engendre des logiques d’action fortement différenciées en fonction des priorités.

En outre, j’ai dressé une historique de l’investissement social des organisations musulmanes en France en mettant particulièrement en évidence les deux mouvements qui, chacun à leur niveau, ont eu un impact important dans cette sphère : le réseau de l’ « islam associatif », comme le nomment certains sociologues, qui, dans la lignée des Frères Musulmans, a produit un travail social et éducatif conséquent depuis les années 90 ; le Tabligh qui malgré sa concentration exclusive sur la prédication religieuse a eu un certain effet dans la lutte contre des problèmes sociaux particulièrement visibles dans les milieux les plus défavorisés (toxicomanie, délinquance, déviance). Ces dernières années, nous sommes passés à un autre paradigme, où le Tabligh et le réseau de l’« islam associatif » ont été éclipsés au profit de nombreuses nouvelles petites organisations, plus jeunes et idéologiquement et théologiquement plus indépendantes, qui semblent dès lors constituer l’essentiel de l’action sociale musulmane en France.

Quelles contributions ces associations apportent ou tentent d’apporter là où elles agissent ?

En France, les associations se sont avant tout développées dans le but de répondre à l’urgence sociale et aux besoins des groupes les plus touchés par la précarité. Il s’agit ici d’apporter une aide matérielle et un soutien moral immédiats aux démunis. Actuellement, l’expression la plus visible de l’action sociale musulmane se retrouve donc dans les maraudes. Dans les quartiers populaires parisiens les associations musulmanes ont acquis une grande visibilité et une certaine notoriété par leur présence régulière auprès des sans-abris et des réfugiés.

 L’action sociale musulmane en France marque une nouvelle culture de l’engagement de jeunes de quartiers populaires au service des plus pauvres

Mais au-delà de la distribution de repas, c’est la présence et le contact qu’offrent les acteurs musulmans, parfois enrichis par une proximité linguistique et culturelle, qui confère une réelle plus-value à leur investissement. Ainsi, la présence humaine peut être parfois plus appréciable que le seul don matériel. Les contributions des associations musulmanes restent multiformes et touchent d’autres domaines. Les dimensions éthiques et spirituelles des acteurs, variables selon les associations, impliquent dans certains cas des effets positifs dans l’éducation morale et dans la motivation tant des bénévoles que des bénéficiaires. Il faut relever aussi ici l’existence de cours de soutien scolaire et de diverses activités à vocation éducative proposées certaines structures. En bref, l’action sociale musulmane en France, dans ses dernières évolutions, marque une nouvelle culture de l’engagement de jeunes de quartiers populaires au service des plus pauvres, dans une perspective altruiste motivée par la foi et l’adhésion aux principes de la religion musulmane. Si elle est encadrée et soutenue par des discours théologiques de qualité, l’action sociale musulmane pourrait avoir le potentiel d’influencer positivement la communauté musulmane et la société dans son ensemble en impliquant une approche alternative et novatrice du traitement des problèmes sociaux.

Vous avez étudié des expressions d’action sociale musulmane également hors de la France, notamment aux Etats-Unis, en Suisse et en Angleterre. Quelles différences observez-vous dans ces différents contextes ?

Lors de mes premiers séjours aux Etats-Unis, j’ai été surpris par l’écart entre la mentalité et la culture d’activisme entre les mosquées et associations musulmanes des deux continents. Dans les milieux afro-américains en particulier, l’islam a été souvent vécu dans une perspective libératrice et vécu comme un vecteur de changement social. Ainsi, un des responsables d’une mosquée située dans un quartier pauvre de Chicago, particulièrement impliquée dans l’action sociale au niveau local, me confie en 2010 que selon lui, l’islam américain se distingue de l’islam européen en ce sens qu’aux Etats-Unis, la plupart des musulmans sont des Afro-Américains convertis qui vivent l’islam dans une optique de libération et de réforme sociétale, contrairement aux musulmans européens qui, immigrés pour la plupart, chercheraient plutôt l’intégration et la réussite personnelle. Si sa déclaration n’engage que lui, il semble toutefois pertinent de relever qu’une certaine vision afro-américaine de l’islam s’est développée dans la continuité de l’activisme de l’organisation de la « Nation of Islam », dont un axe essentiel visait la libération individuelle et collective. Ainsi, plusieurs mosquées situées dans des quartiers défavorisés de grandes villes américaines développent des programmes de lutte contre la délinquance et la drogue ou encore des actions en faveur des sans-abris, dans cette vision de l’islam comme vecteur de changement social et de libération individuelle et collective. En Grande-Bretagne, l’accent est souvent mis sur le développement communautaire et de nombreuses initiatives intéressantes inspirent les voisins européens. En Suisse romande, des projets sociaux rattachés à certaines mosquées se sont développés plus récemment, en se concentrant tant sur l’action sociale directe (maraudes et épiceries sociales) que sur la prévention des dérives, en particulier auprès des jeunes. Les enjeux du développement de l’action sociale devraient dépendre tant des stratégies adoptées par les associations, oscillant notamment entre l’aspiration à l’intégration sociale par la participation sociale et la réforme sociétale, que de la réflexion théologique sur l’investissement social dans l’islam. Dès lors, j’oriente mes recherches actuelles vers les liens entre les pratiques d’action sociale et les discours théologiques relatifs aux problèmes sociaux, en me focalisant sur deux problématiques qui me semblent devenues centrales et particulièrement sensibles ces dernières années : l’exclusion sociale et les conflits d’ordre identitaire.

[1] Entre 2005 et 2010, trois tendances religieuses « transnationales » dominent le paysage de l’islam d’Île-de-France outre les structures affiliées aux pays d’origine des migrants : le réseau de l’« islam associatif » inspiré par les Frères Musulmans, le Tabligh et le salafisme-wahhabisme.

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